Les Tunisiens tiennent à leur tourisme
«Nous avons assez fait pour le tourisme, maintenant on a d’autres priorités » : cette phrase prononcée par un membre éminent du précédent gouvernement résume un état d’esprit duquel le secteur n’a cessé de souffrir ces dernières années. Un état d’esprit partagé par les gouvernements successifs, qui n’hésitaient pas à arguer de “l’impopularité” du secteur pour décréter qu’il devrait désormais “se débrouiller” tout seul. Au fil des critiques dans la presse et des appels à “stopper” le développement du secteur, les professionnels eux-mêmes en sont venus à considérer que le tourisme était mal aimé par les Tunisiens, et qu’il n’avait pas d’autre légitimité que celle que lui apportait le gouvernement afin de s’assurer les emplois et les devises qu’il génère.
En initiant cette enquête pour mesurer «la perception du tourisme par les Tunisiens», nous voulions, en fait, évaluer le degré de désamour des Tunisiens par rapport au tourisme. D’autant plus, pensions-nous, que l’arrivée d’un gouvernement islamiste au pouvoir et les débats identitaires qui s’en sont suivi pouvaient jouer en défaveur du secteur.
Les résultats sont un démenti catégorique au pessimisme ambiant : les Tunisiens tiennent à leur tourisme, et demandent à ce qu’il soit développé à une écrasante majorité (95%). Ils y tiennent sans aucune réserve, ou presque, puisqu’ils ne sont que 7% à le considérer comme un « facteur d’agression des valeurs de la société tunisienne ».
Certes, ces résultats demandent à être confirmés par une enquête portant sur un échantillon plus large. Certes, nous n’avons pas de recul pour l’interprétation des chiffres à travers une enquête similaire plus ancienne. Mais ces résultats corroborent le comportement des Tunisiens observé durant les troubles de l’année dernière, puisqu’on n’a enregistré aucun incident ni contre les touristes, ni contre les lieux touristiques.
Le tourisme semble donc définitivement adopté par nos concitoyens ; d’autant mieux adopté qu’ils sont devenus eux-mêmes des clients du secteur : 72,5% des sondés ont en effet déjà séjourné dans un hôtel en Tunisie. L’image du Tunisien content d’accueillir des étrangers n’est donc pas seulement un stéréotype pour brochures touristiques.
Mauvaise image des professionnels
Cependant, cette enquête nous révèle autre chose : les Tunisiens sont plus réservés quand il s’agit des décideurs du secteur, gouvernement et professionnels. Vis à vis du premier, ils émettent un doute quant à sa volonté de développer le secteur ; ils ne sont que 51% à y croire. Les professionnels, quant à eux, recueillent un blâme : une majorité des sondés (66%) pense que « les entreprises du tourisme sont plutôt mal gérées », et ils ne sont que 57,7% à estimer que le travail dans le tourisme est « plutôt valorisant ».
Des résultats qui reflètent en partie l’état réel de nombreuses entreprises au management hésitant. Ces réponses peuvent s’expliquer aussi par l’enlisement du problème de l’endettement hôtelier et le matraquage médiatique qui en a découlé depuis plusieurs années. Quoi qu’il en soit, il est évident que les professionnels ont une mauvaise image auprès des Tunisiens et qu’ils se doivent de la corriger pour que le tourisme profite pleinement de l’ “adhésion populaire” exprimée dans notre sondage.
L’enquête
L’échantillon : 330 personnes âgées de 20 à 66 ans et habitants les villes de Tunis, Hammamet, Sousse, Monastir et Djerba
Méthode d’échantillonnage : échantillonnage dit “de convenance” où le questionnaire est soumis au 100 premières personnes qui acceptent de répondre.
CSP : étudiants, chômeurs, employés, cadres moyens et supérieurs et retraités, du secteur privé et public.
Personnes ayant déjà séjourné dans un hôtel tunisien : 72,5%
Personnes n’ayant jamais séjourné dans un hôtel tunisien : 27,5%
Langue d’administration du questionnaire : arabe
Enquête réalisée par : Lotfi Mansour
chef équipe enquête : Tarek Mosbahi
Impact économique du tourisme
Est-ce l’effet de la crise actuelle, qui a montré l’apport du tourisme pour l’emploi en privant quelque 30 000 travailleurs du secteur de leur emploi, ou une conviction lentement acquise au vu des effets du tourisme sur l’économie ? Les Tunisiens apprécient positivement l’apport économique du secteur à 80,5% soit 268 personnes sur 333. Un noyau de 16,5% des sondés n’est cependant pas convaincu du rôle économique du tourisme.
Le “front du refus”
Pour l’ensemble des réponses “défavorables” au tourisme, nous avons essayé d’établir d’après les fiches de réponses une typologie sommaire. Ce “front du refus” est composé de trois catégories socioprofessionnelles représentant a priori des types d’attitudes différents :
– des “non actifs”, étudiants ou sans emploi (y compris femmes au foyer), qui n’ont pu travailler ou ne veulent pas travailler dans le secteur ;
– des employés d’hôtels, notamment des serveurs, dont on peut supposer qu’ils expriment une frustration plus en rapport avec leur situation professionnelle qu’avec le secteur lui-même ;
– des cadres supérieurs de sociétés ou de l’administration. Cette catégorie de haut cadres, notamment dans la finance, fait partie de “l’opposition universelle” au tourisme qu’on retrouve dans tous les pays touristiques : elle juge le secteur “pas assez sérieux” ou trop budgétivore.
Impact social du tourisme
Conscients de la difficulté d’interprétation de cette question, nous avons essayé de l’expliciter par deux moyens :
– en la plaçant juste derrière la question portant sur l’impact économique ; « l’impact sur la société » signifie ainsi tout effet du tourisme sur la société en dehors de ses résultats économiques ;
– en complétant cette question par une autre, portant sur le rôle du tourisme comme « facteur d’agression des valeurs de la société tunisienne » (placée au 5ème rang lors de l’administration du questionnaire) ; cette question faisant plus nettement référence aux spécificités culturelles et/ou religieuses du pays.
Or le rapprochement des réponses à ces deux questions permet de constater que les Tunisiens adhèrent au tourisme comme « facteur d’ouverture sur le monde » à une très large majorité (85, 3%), et jugent majoritairement son impact sur la société comme positif (66,4%). L’opposition au tourisme qu’on qualifierait d’idéologique ne représente que 6,9%. Si des doutes existent concernant le secteur, ils porteraient donc beaucoup plus sur le domaine économique et social que sur le domaine culturel.
Nous nous aventurerons à y lire ici une évolution significative de l’opinion des Tunisiens qui n’est sans doute pas étrangère à celle du tourisme tunisien lui-même. Nous sommes passés d’un tourisme des “trois S” – accueillant plutôt à ses débuts une clientèle de jeunes adultes, à l’image de celle des premiers clubs comme le Club Med – à un tourisme tourné vers les familles et les seniors. Formules pour les enfants et les ados, longs séjours, thalasso sont aujourd’hui des produits essentiels de notre hôtellerie. Contrairement aux idées reçues, les touristes choisissant la Tunisie sont même souvent à la recherche de ces « valeurs de la société tunisienne » et non de les agresser. A la lecture de certaines réclamations qu’ils adressent à l’ONTT, il ressort qu’ils sont eux-mêmes étonnés de faire l’objet chez nous de harcèlement et de comportements déplacés, notamment vis-à-vis des femmes ; comportements dont ils s’imaginaient qu’ils étaient bannis en terre d’islam.
Faut-il développer le tourisme ?
C’est, sans aucune ambiguïté, à près de 95% que les Tunisiens se prononcent pour le développement du tourisme dans les années à venir. Et ils ne sont que 3% à penser qu’il faudrait stopper son développement. On aimerait retrouver une telle unanimité chez les décideurs politiques, qui n’étaient pas loin de penser qu’il fallait laisser le tourisme “marcher tout seul” sans soutien particulier. La crise actuelle montre que ce secteur est difficilement remplaçable pour gagner les quelques points de croissance qui nous manquent ; il est aussi irremplaçable pour l’emploi des jeunes avec ou sans formation. Enfin, c’est une industrie qui ne se délocalisera pas à la moindre grève des employés.
Partagée : c’est ainsi qu’on peut qualifier l’opinion des Tunisiens vis-à-vis de l’actuel gouvernement quant à sa volonté de développer le tourisme. 51,7% des sondés croient à cette volonté. Mais on relève un taux d’abstention élevé (20,7%), signe de la perplexité des personnes interrogées – ou d’un sursis qu’ils accordent au gouvernement dans l’attente des actions qui seront menées.
Carton jaune pour les entreprises
Les Tunisiens jugent mal la gestion des entreprises de tourisme. C’était attendu et compréhensible. Quand l’endettement de ces entreprises n’a cessé de faire la une des journaux depuis des années, l’amalgame est vite créé. Les hôteliers et agents de voyages doivent corriger cette mauvaise image. Il y va de leur crédibilité en tant que chefs d’entreprises et en tant que partenaires de l’administration pour régler les problèmes d’image de la destination.
Une note plus positive face à ce jugement sévère : l’appréciation de ces entreprises et du secteur lui-même en tant qu’employeurs.
En effet, 57,7 % des Tunisiens pensent que le travail au sein des entreprises du tourisme est plutôt “valorisant” et ils ne sont que 20% à le trouver “dévalorisant”.