Figures de la Révolution
La Révolution ne s’est pas terminée le 14 janvier 2011. Commencée dans les profondeurs des régions déshéritées, elle se poursuit pas à pas dans une société qui réclame un fonctionnement démocratique des institutions, et se lève contre tous les abus de pouvoir et toutes les régressions.
Lina Ben Mhenni
Blogueuse révoltée, Lina, alias Tunisian Girl, s’est improvisée reporter de terrain aux moments les plus chauds de l’hiver 2010-2011. Son nom a été proposé pour le Prix Nobel de la Paix. Mais, à cause de son profil peu conventionnel – trop “gauchiste”, pas assez “islamique” – elle a été la cible de violentes attaques. Elle est pourtant représentative de cette jeunesse moderne qui s’est sentie proche du soulèvement populaire des régions de l’Ouest, et a défié la police de Ben Ali en se rendant sur place et en diffusant sur le Net informations et vidéos.
Khaoula Rachidi
Un admirateur de son geste l’a comparée, sur son blog*, à Rosa Park, la Noire américaine qui refusa de se soumettre à la ségrégation. Comme celle-ci, ce n’est pas une militante ; mais en ayant le courage de dire non, elle a éveillé les consciences de tout un pays. Cette grande fille sportive, fille d’un ingénieur du Sud-Ouest ouvrier, est montée sur le mur de sa faculté de la Manouba où un activiste prétendait remplacer le drapeau tunisien par le drapeau noir de son mouvement fondamentaliste. En défendant le drapeau national, elle a mis en lumière tout à la fois les objectifs anti-patriotiques du mouvement salafiste et sa violence intrinsèque. L’avenir dira si, comme Rosa Park, son geste inspirera un mouvement de grande ampleur pour remettre la Révolution sur les rails qu’elle n’aurait jamais dû quitter.
* Abderrazak Lejri, publié sur le site Mediapart
Face au salafiste de la faculté de la Manouba, Khaoula Rachidi est la première à oser intervenir.
Renversée violemment, elle revient pourtant pour parlementer.
D’autres étudiants la rejoignent et redéploient le drapeau national. Celui-ci est arraché et jeté à terre.
Maya Jeribi
Secrétaire générale d’un des plus grands partis de Tunisie, elle est élue de l’Assemblée constituante où ses interventions empreintes de dignité et d’intelligence sont régulièrement de grands moments de démocratie. Comme lorsqu’elle a osé présenter sa candidature à la présidence de cette assemblée, contre le candidat de la troïka victorieuse, et recueilli le score plus qu’honorable de 32% des voix. Acte de naissance d’une opposition démocratique dont la parole serait désormais légitime.
Entre mythe et histoire
A regarder les grandes figures mythiques qui jalonnent l’histoire ancienne de la Tunisie, on s’aperçoit que la femme tunisienne n’est pas la garante d’une identité figée et éternelle ; elle est une “passeuse”, celle par qui le monde ancien meurt pour renaître sous un nouveau visage. Tout se passe comme s’il revenait aux femmes, à chaque époque, d’incarner ces phases de rupture et de refondation qui ont fait l’identité tunisienne.
Elyssa
C’est par elle que l’Orient s’invita en terre africaine. Elle transportait dans ses vaisseaux l’essence de la culture phénicienne – accompagnée d’un prêtre de la déesse Astarté, elle portait en elle le souvenir de son époux, prêtre du dieu Melqart. Elle ne s’imposa pas par la force, mais par la ruse. Et pour ne pas renier son héritage oriental, pour éviter que sa cité ne soit tuée dans l’œuf, elle refusa le mariage avec le chef autochtone Iarbas en s’immolant par le feu. C’est ainsi que la civilisation punique put naître d’un véritable métissage.
La Kahéna
Quinze siècles après Elyssa, une autre femme apparaît à une époque charnière, celle de la conquête arabe. Elle symbolisait à elle seule la résistance berbère : « Comme [le gouverneur Hassan Ibn Nooman] avait demandé quel était le plus puissant roi des Berbères, on lui répondit que c’était la Kahéna », raconte Ibn Khaldoun.
La Kahéna a échoué à repousser les cavaliers arabes ; mais elle les a obligés à prendre en compte l’élément berbère. Lorsque ses fils se rendirent à Hassan, celui-ci leur confia lui-même le commandement des tribus de l’Aurès désormais converties à l’islam. C’est un Berbère, Tarak Ibn Zied, qui allait bientôt conquérir l’Andalousie. Et ce sont les grandes tribus berbères, des Zénètes aux Sanhaja, qui devaient faire et défaire les dynasties en Tunisie pendant plusieurs siècles.
Jazia Hilalia
Dans un Maghreb resté essentiellement berbère, il faudra une nouvelle révolution pour arabiser en profondeur le peuple tunisien. Ce sera l’invasion hilalienne, dont le récit légendaire met en exergue le personnage de Jazia. Guerrière et poétesse à la sublime beauté, épouse d’un prince d’Arabie, elle s’était enfuie avec les siens suite à une brouille entre familles, laissant derrière elle un mari éperdu d’amour. Mais les Hilaliens, eux, ne rêvaient que de la verte Tunisie, contrée mythique pour laquelle ils abandonnaient leur terre ancestrale…
La réalité historique est plus prosaïque : les Hilaliens venaient du désert égyptien, ils étaient envoyés par le calife fatimide pour reprendre en main cette province qui avait renié le chiisme. Et si l’on en croit Ibn Khaldoun, ce sont les Berbères qui calqueront souvent leur mode de vie sur ces Arabes devenus les nouveaux “hommes forts” du pays.
La Geste hilalienne, vue par le peintre Adel Megdiche.
Bienfaitrices et engagées
Chez les Tunisiennes, l’engagement s’enracine souvent dans l’action sociale. Qu’elles soient princesse, mystique ou femme engagée dans la modernité, leur action en faveur du peuple les a rendues légitimes. Pour certaines, cette générosité leur a valu une reconnaissance inextinguible par-delà les siècles.
Aziza Othmana
Elle est vénérée par beaucoup de Tunisiennes comme une bienfaitrice des temps anciens ; une femme qui inscrivit son nom dans l’histoire en engageant sa fortune pour améliorer le sort du peuple. Cette richissime princesse mouradite, petite-fille de Othman Dey, a affranchi tous ses esclaves et consacré la quasi totalité de ses biens à des œuvres de charité – elle possédait 68 000 hectares de terres qui s’étendaient de Monastir aux abords de Sfax ! On lui doit notamment l’hôpital de la médina de Tunis qui porte aujourd’hui son nom.
Saïda Aïcha Manoubia
Quatre siècles avant Aziza Othmana, une sainte soufie défendait les petites gens dont elle partageait le sort, filant la laine pour gagner sa vie. Elle offrait des moutons au père de famille nécessiteux, libérait des captifs, secourait les endettés et défiait les puissants… A une époque où les docteurs malékites étaient liés au pouvoir, le soufisme en pleine expansion apparaissait comme un mouvement contestataire. Aujourd’hui la plus populaire des saintes tunisiennes, Saïda Manoubia était aussi une femme libre, qui ne s’est jamais mariée malgré sa beauté légendaire, et une intellectuelle qui s’est imposée par son érudition dans un milieu religieux très masculin : les savants de Tunis, dit-on, reconnurent son autorité et accompagnèrent son enterrement.
Bchira Ben Mrad
Issue d’un milieu religieux, elle voulait promouvoir l’instruction des jeunes filles et faire participer les femmes au mouvement d’émancipation nationale. Elle est la fondatrice de la première organisation féminine tunisienne, l’Union Musulmane des Femmes de Tunisie (1937), qui s’est signalée par son action sociale en aidant les étudiants tunisiens à l’étranger. Quelques années plus tôt, sa sœur Nejiba animait une association de bienfaisance en compagnie de Wassila Ben Ammar (future épouse de Bourguiba) : c’était le début de la participation des Tunisiennes à la vie publique. Puis dans les années 1950, nombre de Tunisiennes rejoindront l’Union des Femmes des Tunisie, association d’inspiration communiste, qui mêlait action politique, aide aux nécessiteux et revendication féministe. Même l’UNFT, l’organisation féminine apparentée au Destour qui sera l’héritière de toutes les précédentes, commencera par organiser des soupes populaires et des distributions de vêtements, avant de militer pour les droits de la femme.
Ironie de l’histoire : le père de Bchira Ben Mrad était le cheikh el-Islam Mohamed Salah Ben Mrad, un adversaire des thèses de Tahar Haddad… ce qui ne l’a pas empêché d’encourager ses filles dans leur action publique.
La femme et le drapeau, pour illustrer la marche vers l’Indépendance
(document tiré de “Histoire de la Tunisie” par H. Boularès, éditions Cérès).
Des oubliées
La Tunisie a connu au cours de son histoire des femmes ayant occupé une place prépondérante, mais leur mémoire a été occultée ou dévalorisée pour des raisons idéologiques. C’est l’hypothèse de l’historienne Emna Ben Miled, qui mentionne Asma, fille du Cadi Assad ibn Fourat, et Khadija, fille de l’Imam Sahnoun. Ces femmes, instruites en sciences religieuses, participaient à des débats juridiques ; elles méritaient donc le titre de “fakihèt” (Xe s.). Des saintes comme Saïda Ajoula, Lella Arbia, se voient attribuer le même genre de miracles que leurs homologues hommes, sans jouir du même prestige ; la seconde était réputée “proche de Dieu”. Une femme a même régné sur le pays : la sultane ziride Saïda Sanhajia, d’abord conjointement avec son frère Badis, puis pendant la minorité de son neveu El-Moezz (XIe s.). Mais son nom a disparu des livres d’histoire.
* “Les Tunisiennes ont-elles une histoire ?” Emna Ben Miled, 1998.
Une pionnière
Tawhida Ben Cheïkh
Elle est allée en France faire des études supérieures à une époque où peu de garçons avaient cette possibilité ; son propre frère s’était heurté au refus de ses parents de le laisser partir ! Mais Tawhida Ben Cheikh, première bachelière de Tunisie en 1928, était une élève brillante soutenue par le Dr Burnet, futur directeur de l’Institut Pasteur de Tunis. Elle obtint son doctorat en 1936, devenant ainsi la première femme médecin du monde arabe.
Cette véritable militante s’est orientée vers la gynécologie pour s’engager dans l’aventure du planning familial. Elle a participé à l’Union Musulmane des Femmes de Tunisie, à la revue féminine “Leïla”, au Croissant Rouge tunisien. Elle deviendra directrice du service de maternité de l’hôpital Charles Nicolle, puis de l’hôpital Aziza Othmana, avant de s’éteindre à l’âge de 101 ans, dans un pays où 40% des médecins sont aujourd’hui des femmes.
Une citoyenne du monde
Gisèle Halimi
Elle qui a souffert du patriarcat dans son enfance a fait avancer la cause des femmes en France comme peu de Françaises “de souche”. Avocate engagée, elle a fait accepter l’idée du droit des femmes sur leur propre corps. Militante anticolonialiste, elle s’est battue contre la torture en Algérie et a toujours soutenu la cause palestinienne. Son credo : “Ne vous résignez jamais !”, titre de son dernier livre.
Le mariage kairouanais
A l’heure où certains voudraient ouvrir la porte à un retour de la polygamie, il est utile de rappeler le “mariage kairouanais” en vigueur dès le début du IIe siècle de l’Hégire. Les gens de Kairouan avaient pris l’habitude d’imposer dans les contrats de mariage une clause interdisant au mari de prendre une seconde femme ou une concubine ; et autorisant l’épouse à divorcer en cas d’infraction. Ce procédé s’est répandu à travers la Tunisie et même en Andalousie. Selon Hassan Hosni Abdelwaheb, il est resté en vigueur à Kairouan jusqu’à l’époque moderne.
Mais les familles désirant protéger leurs filles pouvaient introduire bien d’autres clauses. Selon l’accord conclu, le contrat pouvait au contraire obliger à faire divorcer la seconde épouse, ou à affranchir la concubine. Il pouvait autoriser la femme à divorcer si le mari s’absentait de façon prolongée, ou s’il la chassait du domicile, ou encore s’il lui interdisait de rendre visite à sa famille. Certains contrats prévoyaient aussi l’équivalent d’un dédommagement en cas de mauvais traitement ou de répudiation : une partie de la dot apportée par l’époux était ajournée au moment du mariage, et susceptible d’être réclamée par l’épouse en cas de conflit. Voilà comment les Tunisiennes de la haute société parvenaient, dès le Moyen Age, à s’assurer un minimum de respect à l’intérieur du mariage.
D’après Mohamed Talbi, “Ma Religion c’est la liberté”, Nirvana 2011
Des Tunisiennes célèbrent la Journée Internationale des Femmes, le 8 mars dernier devant l’Assemblée NationaleConstituante, pour défendre le CSP, un élément essentiel de la “tunisianité”.