On l’attendait, il est là. Pas tout à fait fini encore, mais déjà si beau, si moderne – et si différent. Certes, l’essentiel de l’ancien musée est toujours là. Les mosaïques à profusion, toutes plus somptueuses les unes que les autres, émerveillent toujours les visiteurs, en attendant que les majestueuses statues romaines reprennent leur place autour du vaste patio de la Salle de Carthage, sous les pendentifs italianisants en forme d’énormes gouttes blanches à dorures.
Mais même dans la partie ancienne, l’impression générale a changé. Les salles sont moins surchargées, des puits de lumière naturelle mettent en valeur les teintes des tesselles et le modelé du marbre, des mises en scène particulières rehaussent tel ou tel objet remarquable.
Ce qui reste du décor de l’ancien palais des beys a refait surface, réapparaissant ici et là au hasard de la visite. Les voûtes du Makhzen subtilement éclairées, des revêtements de faïence retrouvés sous les enduits, des fragments de stuc ciselé redécouverts et restaurés… Le Palais tunisien, un ensemble de salles parfaitement conservé, a été rénové au plus près de son aspect original. Même les citernes souterraines, qui abritaient les réserves du musée, sont devenues des salles d’exposition où des sarcophages de marbre baignent dans une mystérieuse ambiance aquatique.
Grâce à l’extension du musée, bien des espaces ont été libérés dans la partie historique, ce qui a permis de présenter un département islamique digne de ce nom. Celui-ci a pris place dans les anciennes cuisines, courettes et pièces de service du palais beylical, qui ont gardé par endroits des traces de leur faste d’antan. Y trônent désormais les manuscrits médiévaux les plus précieux, les bas-reliefs fatimides les plus rares, les plus beaux panneaux de céramique de Qallaline.
Quant au nouveau bâtiment, relié à l’ancien dans une parfaite continuité, il déploie ses belles perspectives épurées et ses vastes espaces tantôt inondés de lumière, tantôt plongés dans une pénombre étudiée. L’art punique y est désormais bien mis en valeur, ainsi que l’épave de Mahdia, la période numide et bientôt la Préhistoire. On y trouve aussi la gigantesque mosaïque de Sousse et celle de Virgile, qui ont droit à un traitement de choix. Le reste du bâtiment est dévolu à l’administration et aux différents services.
Seule ombre au tableau : la grande Salle de Carthage, si emblématique du musée, ne rouvrira pas avant longtemps car ses belles statues romaines ont été quelque peu malmenées pendant les travaux, à la grande tristesse de la communauté des chercheurs. Et leur restauration s’éternise par manque de moyens.
De nouveaux services dignes d’un musée d’aujourd’hui
Ainsi, avec plus d’un an de retard et d’importants dépassements de budget, le musée a quasiment trouvé sa forme finale. Il reste bien sûr des lacunes. Par manque d’expertise dès la conception du projet, quelques vitrines sont encore vides, d’autres sont victimes de reflets intempestifs. De nombreuses notices manquent, le fléchage est toujours à l’étude, le plan fourni aux visiteurs est mal conçu, les audio-guides prévus ne sont pas encore opérationnels…
Cependant ces défaillances sont compensées par la mise à disposition du public de médiateurs culturels, qui guident les visiteurs sur simple demande. Avec la médiathèque, le service éducatif, les expositions temporaires, les espaces dédiés aux séminaires et à l’événementiel, c’est là un de ces nouveaux services dignes d’un musée d’aujourd’hui, et dignes du rayonnement international de l’institution éminente qu’est le musée du Bardo.
Médiateurs culturels : un plus pour les visiteurs individuels
Quatre médiateurs culturels postés à l’accueil assurent la visite du musée gratuitement et sur simple demande pour les visiteurs individuels. Plus que de simples guides, ces spécialistes du patrimoine – souvent des doctorants – sont diplômés de Sidi Dhrif et ont reçu une formation complémentaire dans le cadre du programme financé par la Banque mondiale. Un grand changement quand on sait qu’autrefois, les gardiens de salle s’improvisaient guides auprès des touristes…
Au total, ce sont 15 médiateurs culturels qui sont affectés au musée. Certains se relaient pour guider les visiteurs. D’autres animent le Service événements ou le Service éducatif, destiné aussi bien aux groupes scolaires qu’aux particuliers quisouhaitent y laisser leurs enfants pendant leur visite du musée.
“Le Bardo mériterait plus d’autonomie”
Entretien avec Soumaya Gharsallah-Hizem, directrice du Musée National du Bardo
Spécialiste de muséologie, Soumeya Gharsallah a repris en juin dernier la direction du musée.
Elle hérite d’une entité exceptionnelle, mais où les défis à relever sont encore nombreux.
Comment se situe le musée du Bardo en comparaison avec d’autres musées archéologiques, notamment du pourtour méditerranéen ?
Le musée possède la plus grande collection de mosaïque au monde (même si un musée turc revendique lui aussi ce titre…), totalisant environ 5900 m2. Il possède une collection unique de sculptures : unique parce qu’elle représente plusieurs époques, plusieurs courants stylistiques, plusieurs ateliers reflétés par des techniques. Dans une telle collection, qui nous est parvenue dans un état de conservation exceptionnel, on peut observer les “effets de mode”, des détails surprenants, des objets rares comme une statue d’officier romain en terre cuite… Plus généralement, la collection romaine du musée du Bardo est l’une des plus importantes au monde.
Avec 20 000 m2 de superficie après extension, le musée est un des plus grands d’Afrique du Nord. Ses collections sont uniques à plus d’un titre. Le Coran bleu est une pièce unique par la technique utilisée, la mosaïque de Virgile est la seule représentation connue du poète de l’Enéide, la mosaïque Ecclesia Mater est une des premières représentations connues d’église chrétienne… La collection punique est aussi particulièrement importante, vu la rareté des objets représentatifs de cette époque. Le musée expose la cargaison de l’épave de Mahdia dont la fouille, commencée par l’archéologue Alfred Merlin au début du XXe siècle et poursuivie notamment par le commandant Cousteau, a été une des premières grandes fouilles sous-marines au monde et a eu un retentissement international.
Sur le plan national, le Bardo est le premier musée institutionnel de Tunisie puisqu’il a été créé par décret beylical en 1882. Et depuis, les pièces les plus importantes découvertes en Tunisie ont rejoint les collections du Bardo, ce qui explique leur richesse. Parmi ces collections, plus de 5000 objets sont désormais exposés au public.
Avant les travaux, le musée du Bardo recevait environ 550 000 visiteurs par an. Quels sont les objectifs de fréquentation après l’extension du musée ?
En attendant de disposer des statistiques des entrées du trimestre, on constate déjà que la fréquentation a bien redémarré. L’objectif du projet est d’accueillir 1 million de visiteurs par an.
Ces dernières années, la fréquentation était en chute libre à cause des travaux puis des événements politiques et sociaux. Le nombre de visiteurs a toujours été étroitement lié au nombre de touristes. Cela a des répercussions sur l’avancement des travaux et le fonctionnement du musée. Le budget attribué au musée pour l’entretien et la maintenance est tributaire des recettes du musée, et celles-ci ont considérablement baissé du fait de la baisse de fréquentation et de l’instauration d’un tarif réduit pendant la durée des travaux. Cette situation peut même poser des problèmes pour le paiement des salaires. Le musée du Bardo est rattaché à l’Institut National du Patrimoine, les revenus de sa billetterie, de sa boutique et de tous ses espaces commerciaux sont gérés par l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle. Cette situation provoque une lourdeur administrative qui entrave son fonctionnement quotidien. Un musée comme le Bardo aurait vraiment besoin d’avoir son autonomie financière et de pouvoir gérer son propre budget.
En quoi le “nouveau Bardo”est-il différent de l’ancien ?
D’abord, le département islamique est entièrement nouveau avec son importante collection de céramiques, manuscrits… Auparavant, il n’existait qu’une salle d’orientation plutôt ethnographique (costumes traditionnels, ustensiles en cuivre).
Dans l’ensemble du musée, on peut voir aussi de très nombreux objets qui n’étaient pas exposés avant.
Les travaux ont permis de valoriser l’ancien palais des beys. Ainsi, on a retrouvé son ancienne entrée principale ; on a dégagé l’arc de la porte (aujourd’hui remplacée par une fenêtre), les décors de marbre, le revêtement de faïence, l’ancienne voûte en berceau de la salle paléochrétienne qui était recouverte par des voûtes croisées. Dans la grande salle de Carthage, on a retrouvé aussi les faïences qui étaient cachées par un enduit. Mais les travaux de restauration du palais ne sont pas encore achevés.
D’autre part, on a allégé l’exposition pour assurer une meilleure visibilité aux objets et au décor du palais. Par exemple, en retirant la grande mosaïque qui couvrait le sol de l’ancienne salle de Sousse, et qui orne maintenant le hall d’entrée.
Enfin, on dispose maintenant du grand hall d’accueil qui manquait à un musée comme le Bardo, avec tous les services nécessaires : la librairie, la cafétéria qui ouvrira prochainement, les toilettes, les vestiaires, l’accessibilité des étages par ascenseurs… On y trouve désormais une armée d’agents d’accueil, depuis la billetterie jusqu’aux médiateurs culturels à disposition pour guider les visiteurs, en passant par l’information touristique sur les sites et musées de Tunisie.
L’administration du musée a quitté des espaces qui méritaient d’être visités et dispose maintenant d’un service éducatif, d’un service événements, d’un service communication. Nous avons aussi une médiathèque, un espace d’exposition temporaire, une salle de conférence… Nous comptons beaucoup sur la location des espaces de conférences et d’événements pour assurer au musée de nouvelles sources de revenus.
Quelles seront les prochaines étapes pour le musée ?
Nous ouvrirons en novembre le service d’animation culturelle avec des kits de fabrication de mosaïque : l’objectif est que chaque enfant en reparte avec une mosaïque qu’il aura fabriquée lui-même. La rénovation du Palais tunisien est presque terminée et la salle du Trésor (ancienne salle de Virgile) ouvrira bientôt. Il y aura ensuite les Citernes, la salle de Carthage qui accueille les principales statues romaines et enfin la salle de la Préhistoire, toujours en cours d’étude. Pour la salle de Carthage, on attend toujours 33 000 DT nécessaires à l’achat des socles, ainsi que l’achèvement des travaux de restauration des sculptures : nous avons pour cela un programme de formation en partenariat avec le musée du Louvre, mais nous ne disposons que de quatre restaurateurs, ce qui est trop peu pour les réparations nécessaires.
Enfin, nous préparons notre deuxième exposition temporaire, en partenariat avec le Louvre et l’INHA, consacrée à l’histoire du musée du Bardo. Nous prévoyons un rythme de deux expositions temporaires par an.