Djerba : l'amitié en partage
Ce 2 juin, main dans la main sur une longueur de 7 kilomètres depuis la Marina jusqu’à la zone touristique, habitants et visiteurs de Djerba ont formé une chaîne humaine à l’appel de l’association Djerba Ulysse. La journée événement “Djerba Terre de Paix et de Tolérance” a été un succès et les Djerbiens, de toutes les générations et de toutes les couleurs, ont répondu présent, fiers de faire la démonstration que leur tradition d’accueil est plus que jamais vivante (voir plus bas et en diaporama).
C’est qu’à Djerba, le droit à la différence n’est pas un slogan mais une réalité vécue depuis les temps les plus anciens. Sur cette île en retrait du reste de la Tunisie, loin des capitales mais en contact depuis toujours avec le pourtour de la Méditerranée, des communautés malmenées ailleurs ont pu survivre et se côtoyer sans heurts, et préserver dans la sérénité leurs coutumes les plus anciennes.
C’est ainsi que les ibadites ont subsisté ici, alors que presque partout ailleurs au Maghreb ils ont disparu. Et pourtant l’ibadisme a été le rite le plus populaire parmi les Berbères à l’avènement de l’islam : c’est souvent sous son étendard qu’ils se sont révoltés contre le pouvoir des gouverneurs et des émirs. Avant même l’Etat aghlabide, un Etat ibadite était fondé à Tahert (près de Tiaret, en Algérie). Les ibadites prêchaient une société égalitaire, où le pouvoir était confié à un “imam” élu qui vivait simplement et restait étroitement surveillé par la communauté. Ils appartenaient au mouvement des kharijites (qui ont refusé aussi bien le pouvoir des Omeyyades, accepté par les sunnites, que celui des descendants d’Ali, réclamé par les chiites). A Djerba, la préservation du culte ibadite va de pair avec celle de la langue et de la culture berbère.
Minorité emblématique de la tolérante Djerba, la communauté juive a elle aussi préservé des traditions remontant aux temps les plus anciens. Du temps où existaient sur l’île deux villages exclusivement peuplés de juifs – Hara Kebira et Hara Seghira, aujourd’hui Essouani et Erriadh –, ceux-ci étaient entourés d’une frontière symbolique, matérialisée par un fil tendu, à l’intérieur de laquelle on vivait intégralement sous le règne de la loi juive. A Hara Seghira, surtout, puisqu’on dit que ses habitants descendaient de prêtres enfuis de Jérusalem au VIe siècle avant J.-C. Cette communauté juive a élaboré ses propres règles religieuses et imprimait, au début du XXe siècle, des centaines d’ouvrages et même des journaux en hébreu [Lucette Valensi et Avram L. Udovitch dans “Les Juifs de Djerba”, Simpact éditions, 1999].
Elle demeure aujourd’hui la plus vivace de Tunisie : comme le dit Peretz Trabelsi, responsable du pèlerinage de la Ghriba, les familles restent parce qu’« à Djerba, il y a l’école hébraïque pour les enfants, il y a le lieu de prière et il y a les aliments casher ».
D’autres communautés se sont fait une place sur cette île accueillante. A Djerba convergeaient autrefois de nombreuses caravanes en provenance d’Afrique subsaharienne. Le commerce des esclaves passait aussi par là. Quand l’esclavage a été aboli en Tunisie, en 1846, des Noirs, se retrouvant libres, sont restés. Leurs descendants sont aujourd’hui encore nombreux et soudés. Sans se mêler aux autres communautés, ils participent étroitement à la vie de l’île : musiciens, musiciennes et maquilleuses lors des mariages, tengam qui réveille les jeûneurs pendant les nuits de Ramadan sont généralement des Noirs ; sans oublier le Boussaadia qui passe de maison en maison en agitant ses cymbales.
De nombreux Maltais vivaient autrefois à Djerba. Pêcheurs, maçons ou épiciers, ils logeaient souvent dans des fondouks traditionnels. C’est leur église Saint-Joseph, fondée dès le milieu du XIXe siècle, qui s’élève en plein cœur de Houmt-Souk – dans le quartier des fondouks, justement. Elle a été rouverte au culte catholique en 2006.
Une communauté grecque a existé aussi. Des pêcheurs d’éponges venus des petites îles grecques avaient pris l’habitude de traverser la Méditerranée chaque été pour accomplir une campagne de pêche le long des rivages libyens et tunisiens. Vers la fin du XIXe siècle, certains ont fini par s’installer à Djerba et y construire leur église orthodoxe, Saint-Nicolas, à côté du port de Houmt-Souk.
« Entre 1900 et 1920, la communauté grecque de Djerba était très importante, et pendant les fêtes de la Pâque orthodoxe, plusieurs centaines de Grecs se pressaient dans l’église de Saint-Nicolas (…) Pendant cette semaine pascale, près de trois cents caïques grecs étaient au mouillage devant le port d’Houmt-Souk », raconte l’un d’eux dans son livre de souvenirs [“Djerba, l’île enchantée de mon enfance” par Laris Kindynis, mc-éditions, 2009].
La variété des lieux de culte témoigne de cette culture de la tolérance qui règne depuis toujours à Djerba. Outre ces deux églises, on trouve à Djerba une vingtaine de synagogues – dont plusieurs toujours en activité – et des centaines de petites mosquées où chaque communauté villageoise priait selon son rite, ibadite ou malékite. Aujourd’hui, une nouvelle communauté se forme : celle des résidents européens. Certains achètent des villas, d’autres retapent de vieux menzels ou des maisons des médinas, pour s’y loger ou ouvrir des maisons d’hôtes. Des concerts du Dar Cherif au marché de Noël des Jardins de Toumana, de l’école privée Jean-Jacques Rousseau au blog Madjerba, on s’échange les bonnes adresses, déniche les petits restaurants, encourage les initiatives culturelles, accueille les nouveaux arrivants… C’est tout un réseau qui se crée, profitant de la légendaire hospitalité de Djerba.
Coexister sans se mêler mais en partageant la vie de tous les jours, sans entrer en conflit mais en ayant en commun l’amour de Djerba : c’est ainsi que l’île des Lotophages remplit à chaque époque la promesse d’Homère.
Peretz Trabelsi, président de l’Association de la Ghriba
« Je n’ai jamais perdu confiance dans mon pays »
« Depuis la révolution, la communauté n’a pas diminué, sauf de quelques individus qui sont partis faute de travail. Aujourd’hui, nous sommes 1200 personnes, et ce nombre ne diminue pas puisque les départs sont compensés par les naissances. Notre mode de vie et notre cuisine n’ont pas changé.
Avant, les pèlerins venaient à la Ghriba de partout en Tunisie, mais surtout de Tripoli. Les jeunes filles et les jeunes garçons s’y rencontraient, et c’est là que les mariages, les fiançailles étaient annoncés. Après 1967 et la guerre des Six jours, beaucoup de Libyens ont émigré en Italie, et de Tunisiens en France. Seuls les Djerbiens fréquentaient la Ghriba et ça ne pouvait s’appeler un pèlerinage. En 1978, on a organisé un pèlerinage avec une agence de voyages à Paris (Pray Tours) et on a eu quelque 4000 pèlerins qui ont logé à Dar Djerba. En 1979, ça n’a pas bien marché, et en 1982 le nombre a chuté complètement à cause de Sabra et Chattila.
« La Ghriba ne s’est pas relevée depuis puisqu’on a eu aussi Hammam Chott et ses conséquences : en 1986, il y a eu ce policier qui s’est mis à tirer sur tout le monde à la Ghriba. Je me suis enfui et j’ai eu de la chance, puisqu’il a touché la personne qui courrait derrière moi avant de renoncer à me poursuivre. Là aussi, des gens sont partis en Israël. Jusqu’à la Guerre du Golfe : puisque le gouvernement avait décidé de relancer la Ghriba en invitant des personnalités de France, on a pu passer de bonnes années jusqu’en 2002, année où a eu lieu l’attentat. Ce jour-là, j’étais ici en train de boire du thé avec des ouvriers – j’aime bien le thé “arbi” – puis j’ai décidé d’aller faire une course. A mon départ, le gars est venu, on a dû se croiser… Je suis donc deux fois rescapé : la première fois, j’étais quand même ébranlé, j’ai fait une dépression. Mais je n’ai jamais perdu confiance dans mon pays, j’ai toujours confiance en la Tunisie.
« Les gens ont protesté quand j’ai dit que maintenant la situation est meilleure qu’au temps de Ben Ali. Mais c’est vrai qu’il y a des choses qui sont meilleures. Avec Ben Ali, on travaillait et on mangeait, c’est tout ; on ne savait rien de ce qui se passait dans le pays. Il faut dire que Ben Ali a un peu entaché nos relations avec nos compatriotes musulmans en exagérant les mesures de sécurité, par exemple autour de la Ghriba ; cela revenait un peu à nous isoler du reste de la population, et aussi à gâcher la fête. Je sens que maintenant nos relations sont meilleures. Il arrivait avant qu’on profère des insultes à l’encontre des juifs : plus maintenant. Pendant la révolution, j’étais un peu inquiet, mais ce sont des amis musulmans qui ont veillé sur moi et ont monté la garde devant la maison.
J’ai confiance en la Tunisie et je sais que ses femmes et ses hommes ne l’abandonneront jamais. Si on sait dépasser les problèmes actuels, la Tunisie en sortira mieux qu’avant. »
Djerba, Terre de Paix et de Tolérance
La journée “Djerba Terre de Paix et de Tolérance” a attiré au total 15 000 participants sur les quatre opérations qui se sont succédé, le 2 juin dernier : la “Nage de la Paix” avec la participation de nageurs internationaux comme Nejib Belhedi (recordman de la traversée de la Manche à la nage en 1993), la “Chaîne Humaine”, le “Relais du Pinceau” et le concert “Djerba Welcome”, entièrement gratuit, réunissant de nombreux musiciens dont la violoniste Yasmine Azaïez, qui a attiré à lui seul plus de 7000 personnes.
Pour l’association Djerba Ulysse créée en mars dernier, la première action a été une réussite. L’objectif de célébrer l’amitié et la tolérance a été atteint puisqu’on a vu côte à côte des vacanciers européens et des femmes djerbiennes en habit traditionnel. Au total, l’opération aurait coûté moins de 50 000 DT.
L’association projette de répéter l’événement chaque année. En attendant, elle cherche à relancer les fouilles sur le site de Meninx grâce à des fonds internationaux. « On cherche des gens qui veulent travailler pour le bien de cette île, explique la présidente de l’association, Hela Abichou. Si chaque région est bien travaillée par les gens qui l’aiment, la Tunisie réussira à se développer ».
Sidi Yati ou l’art de la coexistence
Autrefois, deux écoles religieuses ibadites se faisaient concurrence à Djerba, les Nakkara et les Wahbiya. Les premiers construisaient un petit escalier à gauche de l’entrée de leurs mosquées, du haut duquel était lancé l’appel à la prière. Les seconds faisaient de même, mais à droite de la porte. Signe de l’heureuse cohabitation des deux rites, la petite mosquée de Sidi Yati près de Guellala a conservé deux escaliers : l’un à gauche de son entrée, et l’autre à droite.