Monsieur Puchot,
Lorsque, sur l’antenne d’Ettounsia, au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, on vous a demandé votre avis sur les propos récents du ministre français de l’Intérieur, vous avez récusé fermement l’expression de « fascisme islamique ». Vous dites ne pas comprendre qu’on puisse accoler les mots “fascisme” et “islam” ; vous trouvez l’expression absurde, dénuée de sens.
Manuel Valls ne doit pas connaître grand-chose à l’islam, supposez-vous, et peut-être même ne sait-il pas ce que contient la sourate de la Vache. Beaucoup de Français, dites-vous, refuseraient de parler de « fascisme islamique » et ont été surpris par les événements récents ; vous avouez vous-même avoir du mal à les comprendre. On imagine en effet qu’à la rédaction de Mediapart, qui a soutenu avec ferveur Moncef Marzouki et le CPR, on doit avoir du mal à comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie.
Faites-vous partie de ces Français naïfs qui attendent des mouvements islamistes l’avènement d’un modèle politique nouveau, plus exotique que leur vieille démocratie ? De ceux que Maurice Szafran, dans Marianne*, a appelés « quelques tiers-mondistes et néocommunistes, attardés mais influents, convaincus dans leur délire idéologique que l’islamisme et les islamistes sont les nouveaux fervents de la révolution et qu’une alliance avec eux est non seulement inéluctable, mais souhaitable » ? Beaucoup de Tunisiens aussi ont été naïfs ; ils ont voté Ennahda en croyant voter pour l’islam, c’est-à-dire pour le bien. Ils se retrouvent avec des mouvements qui restreignent leur liberté en se réclamant de l’islam. Alors que, comme le dit Mohamed Talbi (connaissez-vous Mohamed Talbi, Monsieur Puchot ?), l’islam c’est la liberté.
Quoi qu’on puisse penser de Manuel Valls, et qu’il ait lu ou non la sourate de la Vache, ce qu’il connaît sûrement, de par ses origines, c’est le fascisme. Dans le pays que son père artiste peintre a quitté, les miliciens phalangistes, version espagnole des fascistes italiens, s’identifiaient aux guerriers de la Grèce antique et faisaient le coup de poing contre les militants de gauche. Ils ont été intégrés au régime de Franco, une dictature d’obédience religieuse qui justifiait la violence contre les républicains “mécréants” par d’autres mythes guerriers : la glorification des Croisades et de la Reconquista (la victoire des chrétiens sur les musulmans d’Espagne). Ce régime ne craignait pas, lui, d’associer fascisme et christianisme.
Nos fascistes modernes se réfèrent eux aussi à un passé guerrier glorifié, celui des compagnons du Prophète ; moyen commode de justifier la violence envers les adversaires identifiés à la tribu des Qoreich. Rien de nouveau sous le soleil. Une des clés du succès du nazisme dans les années 1920, c’est l’hostilité aux idées républicaines et démocratiques qui étaient encore perçues comme une importation de principes “non allemands”. Le nazisme et le fascisme ont toujours joué sur les deux tableaux, la légalité et la violence, avec le développement de milices officielles ou non. Après la crise de 1929, les effectifs de la milice SA ont explosé : à de nombreux Allemands déboussolés et jetés dans la misère, elle offrait une activité virile, un chef, une place dans la société et une explication des malheurs qui les frappaient par la désignation d’un bouc émissaire. On rappelle souvent à propos du nazisme cette phrase de Nietszche : « Le fanatisme est la seule forme de volonté qui puisse être insufflée aux faibles et aux timides »…
Alors, défendre les islamistes sous prétexte de défendre l’islam, c’est un peu court. Comme le dit si bien Olfa Youssef (connaissez-vous Olfa Youssef, Monsieur Puchot ?), confondre les musulmans et les islamistes, c’est comme confondre les juifs et les sionistes. Et, comme dit encore Olfa Youssef, les islamistes prétendent privatiser l’islam à leur profit, alors que l’islam est un bien public.
Les Tunisiens présents par centaines de milliers à l’enterrement de Chokri Belaïd, les Tunisiens qui ont dit la Fatiha sur sa tombe, qui ont crié qu’il était aimé de Dieu, alors que des extrémistes lui déniaient le droit d’être enterré parmi les musulmans, l’ont bien compris. Ils ont compris que l’islam leur appartient, à eux, et non à ceux qui le privatisent pour en tirer des bénéfices. Et ils savent désormais qu’il existe bel et bien un fascisme sous couvert de l’islam.
Guillemette Mansour
* Marianne du 16 au 22 février 2013