Dans nos cuisines et nos arrière-cuisines, les jarres sont remplies à ras bord, les bouteilles pansues alignées sur les étagères. Le jaune liquide dégage encore les arômes intenses des olives fraîches. L’huile d’olive de l’année est reine sur les tables, et se déguste comme un nouveau cru, sur une simple mouillette de pain tabouna.
Mais cette huile, d’où vient-elle ? Que nous raconte son histoire ?
Les vainqueurs des Jeux Olympiques de l’Antiquité recevaient des couronnes d’olivier et des jarres d’huile. Le Coran célèbre non seulement l’arbre mais l’huile elle-même, comparée à la lumière divine émanant d’une lampe dont le « combustible vient d’un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental, dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche » (XXIV, 35). Mais c’est la mythologie grecque qui raconte l’origine de l’olivier. Alors qu’Athènes venait d’être fondée et ne portait pas encore ce nom, la déesse Athéna et le dieu Poséidon se disputèrent la suprématie sur cette ville promise à un grand avenir. Pour se départager, ils proposèrent chacun un présent. Le dieu de la mer offrit un cheval prêt à apporter les victoires sur les champs de bataille ; la déesse de la sagesse fit sortir de terre l’olivier, symbole de paix et de patience. C’est ce dernier, porteur de bienfaits plus sûrs et plus durables, que choisirent les habitants de la ville, et celle-ci reçut son nom en l’honneur d’Athéna.
Ce “concours de cadeaux” entre Athéna et Poséidon est représenté sur une mosaïque romaine conservée au musée de Sousse. Avec peut-être une signification politique sous-jacente, car à l’époque, Athéna était protectrice de Thysdrus (El Jem), et Poséidon d’Hadrumète (Sousse). Rien d’étonnant à cela. Hadrumète la maritime tirait sa richesse des produits de la mer, tandis que Thysdrus la terrienne était le grand carrefour du commerce de l’huile d’olive en provenance du Centre et du Sahel. Un commerce qui explique l’enrichissement prodigieux de cette petite ville et ses dépenses somptueuses, comme l’amphithéâtre géant que nous admirons encore aujourd’hui. Au Bardo, la Mosaïque du Seigneur Julius figure un domestique frappant un olivier pour en faire tomber les olives ; sur une autre, représentant Neptune entouré des quatre saisons, la saison d’hiver est symbolisée par un personnage ramassant des olives.
Les premiers habitants de la Tunisie tiraient déjà de l’huile de l’oléastre, l’olivier sauvage – que les Berbères appellent “zabouj”. Ce sont les Carthaginois qui ont perfectionné et développé la culture de l’olivier qu’ils appelaient “zit” ou “zita” dans leur langue sémitique – et qui se nomme aujourd’hui “azemmour” dans les parlers berbères. Quant aux Romains, après avoir conquis et brûlé Carthage, ils ont d’abord négligé les oliveraies pour planter tout le pays en blé – une “assurance vie” contre les disettes fréquentes en Italie. Ce n’est qu’un siècle plus tard qu’ils revinrent à une répartition des cultures plus adaptée aux caractéristiques de chaque région. La paix aidant, la région des Hautes Steppes, autour de Kasserine, se couvrit d’oliviers et la production d’huile y devint quasi-industrielle : jusqu’à vingt pressoirs dans une même usine. Et c’est Sbeïtla, au débouché des Hautes Steppes, qui hérita du statut de “capitale de l’huile”.
A la fin de l’Antiquité, la Tunisie était le premier fournisseur d’huile de tout l’Empire romain. Durant son séjour à Milan, Saint Augustin a été très étonné de constater qu’on éteignait les lampes le soir pour en économiser l’huile ; alors qu’à Carthage l’huile était si abondante qu’on les laissait allumées toute la nuit.
Malgré les conquêtes des siècles suivants – vandale, byzantine puis arabe – l’huile d’olive resta reine en Tunisie. Sauf que c’est vers Kairouan que convergèrent désormais les revenus de “l’or jaune”. Après la conquête arabe, des voyageurs émerveillés décrivent la Tunisie comme un pays couvert du nord au sud par une immense forêt d’oliviers. Au XIe siècle, le géographe Al-Bekri note : « Parmi les merveilles de Kairouan, on peut signaler l’importance de son oliveraie qui est exploitée en exclusivité pour les besoins de la ville en bois sans subir le moindre dommage. »
De nombreux restes de pressoirs à huile sont visibles sur les sites archéologiques.
A Sbeïtla, on voit très bien la cuve de pierre et les deux montants qui soutenaient la presse d’une huilerie datant de la fin de l’Antiquité.
De nos jours, la Tunisie reste le deuxième producteur mondial d’huile d’olive après l’Union européenne. Une production qui la place dans la grande famille des pays méditerranéens. « La Méditerranée court du premier olivier atteint quand on vient du nord aux premières palmeraies compactes qui surgissent avec le désert », écrivait Fernand Braudel.
Si la répartition de l’olivier définit l’espace méditerranéen, la carte des variétés cultivées en Tunisie coupe grosso modo le pays en deux. Au Nord, le territoire de la Chetoui ; au Sud, le royaume de la Chemlali. Sans négliger les multiples variétés locales comme la Chaâïbi de Nabeul, la Gerboui de Dougga, la Zarrazi du Sud…
De Jendouba à Siliana, de Bizerte à Zaghouan, on cultive essentiellement la Chetoui. Elle donne une huile fruitée dont beaucoup apprécient la saveur piquante, un peu amère, râpeuse au palais. Une verdeur particulièrement prononcée avec de jeunes olives, plus atténuée lorsque les fruits sont cueillis à maturité ; plus marquée aussi quand l’huile vient d’être pressée, et qui s’estompe au fil des mois.
La Chemlali, au contraire, cultivée du Sahel aux régions du Sud en passant par celles du Centre, fournit une huile douce au goût. La variété Chemlali de Sfax est un petit fruit qui ne pèse guère plus d’un gramme ; elle n’en fournit pas moins à elle seule le tiers de la production nationale d’huile d’olive. C’est cet olivier qui s’étend sans fin, en pointillé régulier, planté tous les 24 mètres, dans les plaines monotones autour de Sfax. Du fait de sa haute teneur en acides gras saturés, l’huile de Chemlali fige dès que la température descend en dessous de 12°. Cette huile est plus douce au goût ; cependant celle tirée de la Chetoui est plus riche en acides gras insaturés, ceux qui combattent le “mauvais cholestérol”.
Mais du nord au sud du pays, comme ailleurs en Méditerranée, on a longtemps pressé les olives selon un procédé immémorial. Les olives sont broyées par une meule qui roule sur une cuve de pierre, entrainée par un dromadaire ; les cellules qui composent la pulpe d’olive éclatent et libèrent leur huile. La pâte d’olive est malaxée, puis versée sur des scourtins, des disques en alfa tressé qu’on empile avant de les placer sous une presse. Dès leur empilement, une première huile suinte des scourtins. Puis la presse entre en jeu, le jus qui s’écoule sera recueilli dans un bassin, et décanté pour séparer l’huile de l’eau qui provient naturellement des olives.
A Djerba, d’innombrables huileries souterraines se signalent par leurs larges coupoles à ras de terre. Témoignages du procédé ancien, ces huileries, délaissées à partir des années 1970, sont aussi de superbes architectures avec leur lumière tamisée et leurs voûtes de pierre.
Sous terre, l’atmosphère est comme climatisée, offrant en hiver une température douce et constante. Tout était ingénieusement conçu : les conduits percés dans la coupole, par où chaque famille déversait ses olives ; la grande jarre à décantation enterrée au pied du pressoir… Même un recoin était spécialement aménagé près de l’entrée pour le dromadaire qui tractait la meule : après l’effort, en sueur, il pouvait se rafraîchir dans cette sorte de “salle de repos” avant d’affronter le froid extérieur.
Il existe encore en Tunisie plusieurs centaines d’huileries “semi-traditionnelles”. Si la méthode est identique, la meule est cette fois actionnée par un moteur électrique, et la presse à vis remplacée par une presse hydraulique. Les grandes huileries disposent quant à elles de chaînes continues où les olives passent par des broyeurs à marteaux, et où l’eau est évacuée par des centrifugeuses. Une eau qui, cette fois, a été ajoutée volontairement à la pâte d’olive. En effet, l’eau tiède – vers 28° –facilite l’extraction de l’huile. La tentation est grande d’augmenter la température de cette eau, ce qui augmente la quantité d’huile extraite ; mais au détriment de la qualité. De même pour la maturité des olives : quand elles sont vertes, elles produisent 11 ou 12 % de leur poids en huile ; avec des olives noires, on atteint 18%, mais l’huile est alors plus acide.
Cependant le processus ne s’arrête pas là. On en demande toujours plus aux olives. Les eaux de décantation, appelées margines, contiennent encore de l’huile qui surnage à la surface et qu’on peut récupérer : elle servira en savonnerie. Le déchet solide, appelé grignons – mélange de noyaux et de pulpe écrasée – est acheté par des sociétés de raffinage qui en tirent encore une huile de qualité inférieure ; le résidu constitue un combustible recherché par les centrales électriques. Les grignons ont d’ailleurs toujours été le combustible de choix des fours de potiers traditionnels.
Entretemps, l’huile d’olive vierge aura pris le chemin de nos tables et de nos cuisines où, comme partout en Méditerranée, elle occupe une place fondamentale. Elle est un élément essentiel de la “diète méditerranéenne”, ce régime alimentaire reconnu pour ses bienfaits sur la santé. Alors qu’en Europe du Nord, elle a longtemps été méprisée : selon les préceptes de l’Eglise, la cuisine au beurre n’était autorisée que pendant les “jours gras” ; pendant les “jours maigres”, on devait se contenter de l’huile…
Ce n’est pas un hasard si la friture est typiquement méditerranéenne, et très courante dans la cuisine arabe comme dans celle de l’Espagne, de la Turquie, du Sud de la France ou de l’Italie. Que serait aujourd’hui notre gastronomie sans la brik, le makroudh, les gâteaux “oreilles du juge” et “cornes de gazelle”, le yoyo et le bambalouni, sans oublier la simple assiette de légumes frits moqli ?
L’huilerie Ben Yedder, à la Mornaguia, ouvre ses portes aux groupes pour des événements et des visites guidées (photos).
On y trouve un domaine de 100 ha planté de 10000 oliviers, une huilerie semi-traditionnelle et une moderne en chaîne continue,
des possibilités de restauration et d’accueil VIP…
D’autres domaines accueillent des événements, comme Ksar Ezzit, hôtel de charme et huilerie bio, dans la région d’El Fahs.