Deux reportages de deux télés européennes que nous vous résumons avant de les commenter :
Premier reportage
Lundi 14 janvier 2013. Il est midi, Tunis fête le 2e anniversaire de sa Révolution. Le soleil joue à cache-cache comme le faisaient deux ans auparavant les manifestants contre les flics de Ben Ali. Un soleil qui triomphera à la mi-journée, comme triomphent aujourd’hui les masses de manifestants de l’opposition à Ennahda, venus en grand nombre sur l’avenue Bourguiba et celle de Mohamed V. Les deux avenues sont baignées de rouge, couleur non pas du vin – que les Tunisiens consomment de plus en plus – mais du drapeau tunisien que ces manifestants brandissent, face à un petit nombre de drapeaux noirs tenus par des extrémistes et membres de prétendues Ligues de protection de la révolution.
Sur la place des Droits de l’Homme, où se sont rassemblés les manifestants de Nidaa Tounes, le nouveau parti présidé par l’ancien Premier ministre Beji Caïd Essebsi, lequel rivalise désormais dans les sondages avec Ennahda, l’humeur est à la rigolade sur le son du Tbal (tambour) et de la Zoukra (clarinette). Soudain, un manifestant venu de Sousse se saisit d’un mégaphone et prend la parole en balbutiant :
« Bismallah… » (« au nom de Dieu… »), avant de se reprendre : « Non !, Non ! on ne veut plus de salamalecs, on ne veut plus d’encens ni de gandoura. On veut des touristes !, on veut des touristes! »
Le vent a apparemment tourné contre le parti islamiste au pouvoir dont les membres étaient drapés, il y a encore quelques mois, dans leur habit de « résistants à Ben Ali ». Un statut qui leur a permis de promettre tout et n’importe quoi et de profiter de la crédulité des Tunisiens pour rafler la majorité aux dernières élections d’octobre 2011.
Seulement voilà, après une année d’exercice du pouvoir, le bilan d’Ennahda est bien médiocre : inflation galopante, croissance en berne et scandales à répétition, que révèle une presse désormais à l’avant-garde du combat pour les libertés. La désillusion des Tunisiens est totale, et le discrédit de la troïka au pouvoir est bien réel.
Ce discrédit, nous allions le constater une fois encore quelques jours plus tard au fameux village de Sidi Bou Saïd. Rached Ghannouchi, le président d’Ennahda et véritable dirigeant du pays, est en visite au village après l’incendie survenu au mausolée du saint Abou Saïd El Béji. Les habitants le reçoivent avec le fameux
« Dégage ! » : d’après la mine qu’il fait, on devine que le coup est dur pour celui qui se rêvait en “guide suprême” d’une Tunisie qu’il semble ne pas connaître.
C’est dans ce même village de Sidi Bou Saïd que, chaque dimanche de cet hiver ensoleillé, les couples se retrouvent pour partager des moments d’intimité sans que personne ne s’en émeuve. La surenchère religieuse ne fait plus recette. Aujourd’hui, les Tunisiens se pressent dans les magasins et dans les hôtels pour fêter la Saint-Valentin, comme ils ont fêté il y a peu le Jour de l’An. Et se moquent bien des élucubrations de certains prédicateurs déconnectés de la réalité, comme celui qui a voulu récemment proscrire l’Assida, le dessert traditionnel que l’on déguste chaque année pour célébrer l’anniversaire du Prophète.
Décidément, ces Tunisiens ne cesseront pas de nous étonner. Comme le prédisait il y a un an le sociologue Hamadi Redissi : « Si Ennahda veut rester au pouvoir, elle doit se tunisifier, car elle ne pourra pas nahdaïfier les Tunisiens. »
Deuxième reportage
14 janvier à Tunis, jour du deuxième anniversaire de la Révolution tunisienne. Il est neuf heures du matin, le ciel est gris et le terre-plein central de l’avenue Bourguiba est parsemé de noir, couleur des drapeaux d’un groupe hétéroclite dont certains barbus qui vont et viennent, à la recherche, peut-être, d’un adversaire qui tarde encore à venir. Ils scandent inlassablement : « Fidèles ! Fidèles [à la Révolution, ndlr] ! Ni RCD, ni Nidaa ! ». Notre accompagnateur tunisien nous explique qu’il s’agit des Ligues de protection de la révolution qu’Ennahda utilise pour terroriser les opposants et casser leurs manifestations ; des groupes violents qui ne se contentent pas de vociférer et passent souvent à l’acte. C’est ainsi qu’ils ont, il y a quelques semaines à Tataouine, lynché un opposant qui en est mort. Pour aujourd’hui, il se contenteront de violenter deux journalistes, tant la presse est dans la ligne de mire des partisans d’Ennahda, coupable à leurs yeux de noircir le tableau à des fins politiciennes.
Mais le visage qu’offre aujourd’hui le pays n’a pas besoin d’être noirci. La Tunisie vit au rythme des menaces de djihadisme, des débats interminables d’une Assemblée constituante devenue la risée de la population et des exactions des extrémistes religieux. En ce mois de janvier, on a recensé pas moins de trente-sept mausolées brulés au nom d’un islam wahhabite inconnu du commun des Tunisiens ; l’un des derniers en date est celui de Sidi Bou Saïd, un site classé.
En écho à la position plus qu’hésitante du gouvernement tunisien concernant les événement du Mali, un député demande à inscrire le Djihad dans la nouvelle Constitution en cours d’élaboration ; ce député est le chef d’un groupuscule issu d’une scission du CPR, le parti du président Marzouki longtemps qualifié de “parti laïque de gauche ». Un autre député, d’Ennahda cette fois, demande à y inscrire non pas le droit au travail mais « l’obligation de travail » ; une originalité tunisienne qui revient à interdire les grèves.
Autant dire que le pays n’est pas près de se doter d’une nouvelle Constitution qui lui permettra d’aller à de nouvelles élections. En attendant, le chômage augmente et le banditisme avec ; les problèmes s’accumulent, comme les ordures qui transforment les banlieues des villes en de véritables poubelles à ciel ouvert. Lentement mais sûrement, la Tunisie devient un pays en voie de sous-développement.
Ces deux “reportages”, vous l’avez peut-être deviné, sont purement fictifs ; mais tellement vraisemblables, puisque tous les faits qui y sont rapportés sont réels. Les commentaires qui y sont formulés répondent aussi à la déontologie du journalisme puisque « seuls les faits sont sacrés, le commentaire est libre ».
Cet exercice est fait pour démontrer que nous n’avons pas grand chose à reprocher à la récente émission Envoyé Spécial de France 2, à part quelques approximations : ainsi l’affirmation selon laquelle les gens avaient l’habitude de prendre l’apéritif au café de Hammamet… alors que celui-ci est relié à une zaouïa et n’a jamais servi d’alcool. Que reste-t-il alors ? Le choix du sujet et la manière de le traiter ? Jusqu’à nouvel ordre, les journalistes conserveront la liberté du choix de l’angle de traitement des sujets qu’ils abordent (comme le montre notre exemple), du montage qu’ils feront de leurs tournages et du moment de leur diffusion.
Il nous reste peut-être à nous guérir de cette manie que nous avons (héritage de l’ère Ben Ali peut-être…) de crier au complot dès qu’un media nous montre une face de nous que nous détestons et que nous voudrions oublier. Nous crions d’autant plus fort qu’il s’agit de media français, que nous regardons encore comme le miroir du conte : « Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle ! ».
Certes, la Tunisie reste une destination des plus sûres, comme le montre si bien le témoignage posté récemment sur Facebook d’un couple de cyclistes européens qui vient de traverser le pays sans encombre, en dormant à la belle étoile et en se faisant inviter chez l’habitant. Certes, cette crise du tourisme est en train de réussir ce que nous avons échoué à faire depuis des lustres, en éliminant les mauvais hôtels et en forçant les autres à plus de rigueur. Mais est-ce le travail d’Envoyé Spécial de “couvrir cette actualité” ? Sans doute pas ; même si les chaînes de France Télévisions nous ont habitués à être très accommodantes envers notre tourisme, allant jusqu’à imposer à leurs téléspectateurs une causerie de notre chef de gouvernement sur le tourisme à l’heure du petit-déjeuner.
LM