« Créer, c’est résister.
Résister, c’est créer. »
(Stéphane Hessel)
“Je danserai malgré tout” sur la Place Halfaouine, par les danseurs d’Art Solution :
voiles et chaussons de danse, mezoued et arabesques…
…et des passants qui restent interloqués pendant de longues minutes avant de se laisser gagner par le bonheur de la danse.
Quand, en février dernier, le phénomène Harlem Shake s’est répandu comme une trainée de poudre dans les lycées et les universités de Tunisie, en dépit – ou à cause – des menaces de sanction du ministre de l’Education, on a bien senti que le langage du corps était une frontière à défendre. Alors que les interdits sur le corps refont surface, et que la liberté d’expression semble menacée, la danse est plus qu’un exutoire, c’est une manifestation de liberté.
L’année dernière déjà, quand des jeunes comédiens ont été empêchés par un groupe salafiste de donner une représentation sur les marches du Théâtre municipal de Tunis, Bahri Ben Yahmed et son groupe de danseurs de l’association Art Solution ont décidé de lancer leurs fameuses actions « Je danserai malgré tout ». Danser en pleine rue, sur les marches d’un ministère, au beau milieu d’un marché, et même dans le rassemblement spontané qui a suivi l’annonce du décès de Chokri Belaïd… Par ces performances-minute diffusées sur Internet, ils ne font pas que militer pour leur art ; ils réaffirment que l’espace public appartient à tout le monde. En même temps, ils recréent un lien avec le grand public dont on voudrait les couper. Art Solution a pris pour devise la phrase de Stéphane Hessel : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer »…
Ce n’est pas la première fois que les danseurs sentent leur légitimité mise en cause. « La danse n’appartient pas à notre tradition arabo-musulmane », a dit un jour un ministre de la Culture de Ben Ali, qui flirtait déjà avec les idées conservatrices. Pourtant, la danse traditionnelle tunisienne n’a-t-elle pas montré qu’elle pouvait monter sur scène, dans les “cafés chantants” d’autrefois puis dans les chorégraphies de la Troupe Nationale des Arts Populaires, qui lui a donné ses lettres de noblesse dans les années 1970 ? Et comment ignorer que, depuis longtemps déjà, les jeunes Tunisiens grandis au mezoued vibrent à des danses venues d’ailleurs, des déhanchements de James Brown à la breakdance d’aujourd’hui ?
Bien plus, la Tunisie a été un pays précurseur dans le monde arabe pour la danse moderne. Celle-ci s’y est développée dès le milieu des années 1980. Très vite, le Sybel Ballet Théâtre de Syhem Belkhodja tournait à travers la Tunisie, et toute une génération de danseurs émergeait : Nawel Skandrani, Imed Jemâa, Imen Smaoui, Malek Sebaï, Sondos Belhassen…
Parmi cette génération, certains avaient fait leurs premiers entrechats au Conservatoire de musique et de danse de Tunis. Syhem Belkhodja raconte que sa vocation est née des soirées dansantes organisées dans le salon familial, et des “Journées des écoles de danse” que Dorra Bouzid avait imposées dans les grands festivals d’été. Elle se souvient que dans les années 1970, des stars de la danse moderne se produisaient au Festival des Arts de Tunis, dans l’ancienne Cité des Arts du Belvédère. En 2002, elle a lancé un grand festival international qui a fait venir en Tunisie des danseurs de renommée mondiale. Quelques années plus tard, c’est Raja Ben Ammar qui créait les Journées de la danse contemporaine pour offrir un nouvel espace à la création tunisienne.
La danse contemporaine, déconnectée de notre tradition ? Dans les années 2000, Sondos Belhassen et Malek Sebaï faisaient un retour aux sources en interrogeant la légende de Zina et Aziza, les célèbres danseuses de l’ère Bourguiba. Deux autres danseurs contemporains, Selma et son frère Sofiane Ouissi, lançaient la biennale Dream City : en pleine Médina de Tunis, les arts vivants et les installations dialoguaient avec des lieux chargés d’histoire. Plusieurs spectacles récents rendent hommage aux danses appartenant à notre patrimoine : “Khira w Rochdi” de Malek Sebaï, “Transes” de Rochdi Belgasmi, ou encore “Dyéri” d’Imed Jemaâ, qui revisite les danses afro-tunisiennes du Stambali.
Pendant ce temps, l’Etat ne s’est guère engagé pour soutenir les danseurs. Il a bien créé un Ballet National et une école de danse au début des années 1990, mais ces institutions ont vite périclité. Ensuite, la montée en puissance du conservatisme religieux et le poids du régime politique se sont coalisés pour freiner l’élan initial. Tandis que dans les quartiers déshérités, le hip-hop se développait comme une forme de résistance.
Ces années ont laissé un goût amer. Aux jeunes qui se vantent d’avoir accompli la Révolution, Syhem Belkhodja répond aujourd’hui que la force qui leur a permis de renverser le régime leur a été donnée par leurs parents : ils leur ont créé un environnement protégé tandis qu’eux-mêmes, à l’extérieur, étaient obligés de baisser la tête. Nawel Skandrani a raconté, dans un spectacle en forme de catharsis, ses peurs, ses hontes et ses petites victoires contre les empiètements du régime.
Entretemps, des jeunes danseurs parmi les meilleurs se sont installés à l’étranger, intégrant parfois des compagnies réputées. Nawel Skandrani se désole d’avoir vu partir toute une génération qu’elle a contribué à former – Hafiz Dhaou, Aïcha M’Barek, Ahmed Khemis, Seïfeddine Manaï, Lamia Boudhief… Sa consolation est de voir certains revenir, comme Larbi Namouchi qui participera à son prochain spectacle ; sinon, dit-elle, « qui va mener la bataille ? ».
Guillemette Mansour
« Je ne croirai qu’en un Dieu
qui saurait danser »
(Nietsche)
Nawel Skandrani
Danser pour raconter
Nawel Skandrani est volubile, passionnée, engagée et a une foule d’expériences à raconter. Au départ de ses chorégraphies, dit-elle, il y a toujours une histoire. Et souvent un message politique. C’est ainsi que sa nouvelle création, qui fera l’ouverture du Festival de Hammamet, parlera de l’eau en tant qu’enjeu écologique et arme politique ; notamment en Palestine où tout un territoire peut être privé d’eau courante par la seule volonté de l’occupant.
Son style n’est pourtant pas bavard mais épuré, fluide, tout de grâce et de force intérieure. Ayant d’abord mené une carrière de danseuse classique, aux Etats-Unis et en Europe, Nawel en a gardé la légèreté, la politesse des gestes qui vont à l’essentiel. Et aussi, justement, ce besoin de raconter quelque chose en dansant puisque les ballets classiques, du Lac des cygnes à Casse-Noisette, sont toujours basés sur une histoire.
Des histoires, il y avait plein son dernier spectacle créé en mars 2011. Un spectacle atypique mis au point en dix jours dans l’effervescence de la Révolution, entre danse et stand-up, témoignage d’une artiste qui a refusé de mettre le doigt dans l’engrenage du système Ben Ali. Une somme d’expériences vécues, d’anecdotes savoureuses ou glaçantes, parlées et “mises en danse” – comme on dirait mises en musique. Les cadres de son ministère de tutelle – elle dirigeait à l’époque le Ballet National de Tunisie – qui la convoquaient pour lui remettre la carte du RCD qu’elle n’avait jamais demandée, ou pour signer des appels à soutenir le candidat-président. Et même ce ministre de la Culture qui lui proposa, après qu’elle eut démissionné du Ballet National, de la recaser à la tête de… l’orchestre symphonique ! Son titre en forme de jeu de mots : “ARTcè/seuLement”, autrement dit “l’art seulement” face au harcèlement.
Le théâtre n’est jamais loin dans le travail de Nawel Skandrani. C’est par le théâtre (et avec des gens de théâtre comme Mohamed Driss, Taoufik Jebali, Fadhel Jaïbi, Raja Ben Ammar) qu’elle est venue à la danse contemporaine, sans renier pour autant sa formation classique. Dans ses spectacles, les autres formes d’expression se mêlent toujours à la danse : « Je n’ai pas de barrières et je n’aime pas les chapelles. Malheureusement, il existe en Tunisie une tendance à vouloir fractionner la société – peut-être un héritage tribal – et à être réfractaire à ce qui vient d’ailleurs. On le voit en politique, Ennahda joue beaucoup sur cette tendance. »
Quant à sa démission du Ballet National qu’elle avait elle-même créé (et qui a disparu peu après), cela reste un déchirement. En quatre ans, de 1992 à 1996, elle avait pourtant semé quelque chose, présenté treize créations de chorégraphes tunisiens et étrangers, suscité un public… Récemment encore, un employé de la douane l’a reconnue et s’est souvenu de ses spectacles auxquels il emmenait régulièrement ses enfants.
C’est pour d’autres enfants qu’elle a animé l’été dernier des journées d’initiation à la danse et au théâtre, dans une ancienne ferme où elle organise d’habitude des stages de danse. Au village de Boukrime, non loin d’El Haouaria, un endroit où le parti en tête lors des élections de 2011 était… Hezb Tahrir ! Elle a pu mesurer la misère matérielle et culturelle de ces enfants qui ignorent tout du monde extérieur, à qui personne n’a jamais demandé de s’exprimer ou de rêver leur avenir. Un succès qu’elle compte bien réitérer, malgré l’hostilité des salafistes locaux. Pour que ces enfants, à leur tour, racontent d’autres histoires…
Syhem Belkhodja
« Je voulais que toute la Tunisie danse »
Si la danse était un parti politique, Syhem Belkhodja en serait sans doute la militante la plus déterminée et la plus efficace. Tout a commencé au milieu des années 1980. Initiée à la danse moderne par de multiples stages aux Etats-Unis et en Europe, Syhem, toute jeune encore, animait une émission sur la danse à la télévision ; juste pour familiariser le grand public avec cet art, et lutter contre les clichés selon lesquels les danseurs seraient des homosexuels et des prostituées. En même temps, elle créait une école de danse et un ballet, le Sybel Ballet Théâtre, qui allait se produire gratuitement à travers tout le pays. « J’aurais pu faire une compagnie avec deux ou trois dates par an, pour un public de quelques centaines de personnes ; mais à cette époque, je voulais que toute la Tunisie danse. Nous avions des publics de 2000 personnes par spectacle même dans les régions. »
Puis il y a eu le lancement des Rencontres Chorégraphiques de Carthage, en 2002. « C’était ma réponse au 11 Septembre », dit-elle, et l’effet d’une prise de conscience : l’obscurantisme faisait son chemin, et même le public de ses spectacles n’était plus mixte comme aux débuts ; subrepticement, il devenait exclusivement masculin. Il fallait sortir par le haut, et pour cela inviter à Tunis des compagnies internationales. « Aujourd’hui, la danse a un public, plus même que le théâtre. » Elle est fière des écoles de danse de son association Ness El Fen, qui accueillent gratuitement 1200 jeunes de tous les milieux, et de son école supérieure d’El Omrane, le Centre Méditerranéen de Danse Contemporaine. De nombreux danseurs sont passés par sa compagnie ; certains font carrière à l’étranger, parfois dans des compagnies prestigieuses – Ahmed Khemis au ballet d’Akram Khan à Londres, Mohamed Toukabri à la compagnie de SIdi Larbi Charkaoui à Anvers, Kaïs Chouibi, Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek…
Depuis deux ans, tout a changé. Les tournées de sa compagnie dans les régions ont été annulées : pour des raisons de sécurité, disent les responsables des salles, qui préfèrent programmer les spectacles de hip-hop exclusivement masculins (dans quel monde vivons-nous pour qu’un spectacle de danse contemporaine soit jugé plus dangereux qu’une compétition de breakdance ?)
Autrefois, les jeunes hommes hésitaient souvent à faire carrière dans la danse ; aujourd’hui, ce sont les filles.
Mais Syhem Belkhodja n’a pas dit son dernier mot. Depuis l’an dernier, son festival a changé de nom et s’appelle “Tunis Capitale de la Danse” : c’est arrogant, dit-elle avec un clin d’œil, mais c’est une manière de l’imposer face aux pouvoirs publics. Pour rallier le grand public à la cause de la danse, elle voulait y introduire cette année des troupes issues des régions de l’intérieur, du tango et des danses de salon… Enfin, elle lance un appel aux danseurs de sa génération, qui participaient autrefois au festival, à oublier les querelles d’ego et à « être ensemble face à l’obscurantisme ».
Devoir ainsi militer de nouveau, trente ans après, n’est-ce pas décourageant ? « C’est la même chose que pour les droits des femmes : on s’aperçoit que rien n’est acquis. Mais je suis prête à reprendre à zéro tout ce que j’ai fait. »
Malek Sebaï
A la recherche de la danse perdue
Est-ce sa solide formation de danseuse classique qui la prédispose à faire le grand écart ? Depuis six ans, Malek Sebaï cultive l’exact opposé de la danse de ballet de ses débuts, en se plongeant dans la (re)découverte de la danse populaire tunisienne. Cela a commencé avec une série de duos, avec sa complice Sondos Belhassen, en hommage à Zina et Aziza, les inséparables stars de la danse traditionnelle des années 1970 dont les noms sont passés en proverbe. Et cela continue depuis l’an dernier avec la chorégraphie “Khira wu Rochdi”, dans laquelle elle a réuni deux danseurs que tout semble opposer : la jeune vedette de la danse contemporaine Rochdi Belgasmi, et une célèbre figure de la danse traditionnelle, Khira Oubeidallah, qui a été maîtresse de ballet dans la Troupe Nationale des Arts Populaires de la grande époque.
« En effectuant un stage avec Khira il y a quelques années, j’ai découvert la richesse, la force physique, le côté exutoire de cette danse. Une danse qui puise son énergie du sol, qui utilise la pulsation ; un peu comme une danse de transe, mais tout en étant très codifiée. » Tout le contraire de la danse classique occidentale qui recherche l’illusion de la légèreté, de l’apesanteur. Depuis quinze ans qu’elle vit en Tunisie, après une première carrière à travers l’Europe et les Etats-Unis, Malek cherche, dit-elle, à « déconstruire le classique ».
Malgré cette démarche théorique, on ne s’ennuie pas aux spectacles de Malek Sebaï. Lorsqu’avec Sondos Belhassen elle a cherché à faire revivre Zina et Aziza, elles se sont créé deux personnages fictifs, “Manel w Sawssen”, et ont joué sans modération avec les clichés, le côté surfait des deux danseuses mythiques, happées par la célébrité et la propagande au point d’y perdre un peu de leur âme.
Manel et Sawssen, c’étaient un peu les doubles de Malek et Sondos, leurs fantômes : en réalité, il s’agit des prénoms dont les gens les affublent régulièrement par erreur ! Dans une autre version du duo, elles ont fait revivre la complicité et les tensions entre ces deux sœurs fusionnelles, irrémédiablement liées par la danse – leur plus célèbre figure n’était-elle pas une image de “siamoises”, pivotant sur elles-mêmes avec leurs deux têtes accolées ? Une histoire universelle, racontée avec tendresse et humour.
Quant au mythe, Malek et Sondos ont pu constater que, des décennies après, il est toujours vivant. Alors qu’elles participaient à une émission télévisée, des personnes dans l’assistance, voyant arriver deux danseuses, et avant même de connaître le thème de leur prestation, se sont écrié : Zina et Aziza !
Pour le duo “Khira wu Rochdi”, Malek Sebaï s’est adressée à une référence de la danse tunisienne, Khira Oubeidallah. « Faire monter de nouveau sur scène cette femme de plus de soixante ans était un message fort pour dire qu’à tout âge, la vie est pleine de surprises. » Khira l’a impressionnée par son énergie, sa joie de vivre et sa capacité de travail. Boutonnée jusqu’au cou, fichu sur la tête, prestance à l’ancienne… En face, Malek a placé Rochdi Belgasmi, jeune surdoué de la danse, télégénique et survolté… Une rencontre improbable.
Pourtant, Rochdi et Khira se sont trouvé un terrain commun. « Ils se sont aperçus qu’ils avaient des référents populaires auxquels ils tenaient ». Au-delà de la danse standardisée pratiquée dans la Troupe Nationale, tous deux retrouvaient des gestes ancestraux, des gestes du temps où la danse accompagnait les étapes de la vie des communautés – les mariages, les saisons, les récoltes… Malek a laissé opérer cette remontée d’un “inconscient collectif” méconnu, mais toujours vivant. Et en a fait un spectacle où « tout est tiré d’un référent traditionnel », et où les barrières entre le public et les danseurs s’effacent, comme dans les anciens “cafés chantants”.
Résultat, un duo qui ne ressemble pas à une chorégraphie, mais plutôt à la rencontre jubilatoire de deux êtres qui, à deux générations de distance, puisent dans les mêmes racines de la Tunisie profonde.
« Une révolution sans danse,
c’est une révolution inutile »
(V pour Vendetta)
Hamdi Dridi
« Danser, c’est être béni »
“Egale”, solo de Hamdi Dridi composé en France au moment de la Révolution. Un homme en plein questionnement, comme embarrassé de ses bras, entrainé par des élans fulgurants…
Hamdi Dridi n’est pas vraiment à l’aise avec les mots. « Ce qu’on n’arrive pas à dire en mots, on peut le dire par le corps », avoue-t-il. Ce sont pourtant des mots qui lui ont inspiré sa première chorégraphie, un solo intitulé “Egale”. Et pas n’importe quels mots : les célèbres paroles de Hamlet, « Être ou ne pas être… ».
L’idée en a germé pendant son année de formation en France, en 2011. Une licence professionnelle décrochée grâce à son diplôme du CMDC de Tunis, avec, au programme, de la danse, du chant, du théâtre… En même temps, au loin, il y avait la Révolution qui bouleversait tout. Cette rencontre avec les textes a ouvert des horizons insoupçonnés à ce fils d’un quartier populaire de Tunis, venu à la danse par le hip-hop, et qui avait abandonné ses études avant le bac.
Être ou ne pas être danseur, c’est au moins une question que Hamdi Dridi ne se pose plus. Pendant ses années de galère, après le lycée, la danse lui est apparue comme une planche de salut. « Je me rends compte qu’on est bénis d’être danseurs. »
Hamdi est rentré en Tunisie. Mais aujourd’hui, il y a l’angoisse d’une révolution qui n’a pas tenu ses promesses, la liberté d’expression menacée… A vingt-quatre ans, son seul désir est de repartir et étudier encore, « afin d’avoir un background théorique pour affronter les gens qui veulent déstabiliser l’art ».