S’il n’y avait qu’un reproche à faire au tourisme tunisien, ce serait de n’avoir suscité que peu de vocations dans le tour-operating. Contrairement à nos concurrents comme la Turquie, dont les principaux TO dans de nombreux marchés sont d’origine turque, et malgré quelques succès, les TO tunisiens ne sont pas légion. Ceci explique peut-être que la Turquie reçoive aujourd’hui plus de trente millions de touristes et que nous n’en recevions que six.
Le marché français est assez symptomatique de cette faiblesse tunisienne. En effet, il y a quelques décennies, l’atomisation du tour-operating français et notre proximité linguistique et culturelle avec ce pays pouvaient laisser prévoir l’émergence de TO tunisiens capables de s’accaparer une grande part du flux touristique vers la Tunisie et de le développer.
Pourtant, après des lancements réussis dans les années 80 et 90, où des TO tunisiens comme Republic Tours ou Couleurs Locales ont pu un temps rivaliser avec les grands, ces TO disparaissaient au moment même où montait le TO turc Etapes Nouvelles, devenu en l’espace de quelques années leader sur la Tunisie. Manque de vision, d’appui financier ou simplement de volonté, les acteurs du tourisme tunisien ont toujours préféré l’investissement dans le béton plutôt que le contrôle de leurs marchés. Aujourd’hui, la Tunisie touristique tremble aux menaces de son premier fournisseur sur le marché français, Marmara (encore un TO turc, même s’il a été racheté par le groupe allemand TUI) de « lever le pied » sur la destination pour cause de « Printemps arabe ».
Dans ce contexte, la douzaine de TO tunisiens qui résistent encore sur le marché français et en accaparent près du quart du volume total n’en ont que plus de mérite.
Nous avons réuni à Paris quelques-uns d’entre eux, ainsi que les représentants de l’ONTT, Tunisair et Syphax Airlines, pour un diagnostic de la situation sur le marché français et une esquisse de solutions pour sortir de la crise actuelle.
En plus de votre analyse de la situation du marché et des solutions que vous pouvez proposer, j’aimerais aussi connaître votre avis sur le rôle que vous pouvez jouer en tant que Tunisiens dans cette phase difficile pour la destination. En particulier, qu’attendez-vous de l’Administration et de vos partenaires tunisiens pour y arriver ? Concernant le soutien qui pourrait vous être apporté, un responsable de l’ONTT m’a répondu il y a quelques mois : « Ils sont trop petits pour qu’on puisse les aider ». N’a-t-il pas raison quand on sait qu’à ce jour vous n’avez pas tenté de vous rassembler, ne serait-ce que sous la forme d’une fédération des TO tunisiens ?
Mourad Kallel, Gamma Travel
Aujourd’hui, tous les comités d’entreprises, toutes les mairies éliminent la Tunisie de leurs projets de voyages. Personne ne peut prendre le risque de recommander la destination. Il ne faut pas oublier que les groupes représentaient 25% à 30% du marché français, et aujourd’hui il n’y a plus de groupes ; ce segment a complètement disparu.
Plus grave encore, on risque de ne plus retrouver le niveau et les chiffres du marché français pour longtemps, car les deux plus grands TO (TUI et Thomas Cook, ndlr) se sont retirés de la destination et sont allés prendre des risques ailleurs.
Comment reprendre ? On parlera de reprise dès qu’il n’y aura plus de barbelés devant le ministère de l’Intérieur et devant l’ambassade de France. C’est là, et seulement là, qu’on repartira à la conquête du marché. S’il y a la sécurité, tout le reste suivra. Pour ce qui de la communication, je ne crois pas à l’efficacité de la pub classique, il faut opter pour de grands évènements avec de grandes vedettes. Car il faut être conscient que nous sommes aussi handicapés depuis le 14 Janvier par la réticence des personnalités et des journalistes à accepter des invitations à venir en Tunisie, vu le traitement qu’on a réservé à tous ceux qui acceptaient ces invitations du temps de Ben Ali. La preuve : depuis deux ans, a-t-on vu une seule personnalité française ou une star du show biz passer ses vacances personnelles en Tunisie ?
Alors de quoi parle-t-on aujourd’hui ? Peut-être qu’il n’est question que de sauver la haute saison pour pouvoir ensuite écrire dans les journaux tunisiens que le tourisme va bien. En oubliant que les mois de juillet et d’août ne suffisent à couvrir ni les frais des hôteliers, ni ceux des TO, ni ceux des compagnies aériennes.
Samia Benslimane, Thalasso N°1 (Directrice des opérations)
Il me semble qu’on a un problème entre nous, Tunisiens, comme si le Tunisien n’était pas légitime et devait se justifier tout le temps, même quand il réussit. Nous avons été les premiers à interpeler les gouvernements d’après le 14 Janvier pour qu’ils fassent appel aux forces vives tunisiennes à l’étranger. Ce qu’on constate, c’est que le nombre de ces Tunisiens diminue jour après jour. Si l’Administration suppose que nous sommes trop petits pour être aidés, quel résultat obtient-on avec les grands TO étrangers ? Ces TO-là sont en train de dire à la Tunisie : « Au revoir ! Merci pour l’argent qu’on gagné avec vous, puisque vous étiez notre vache à lait pendant des années, mais maintenant on vous quitte ». Pour notre part, nous n’avons jamais été un TO mono-destination mais nous nous investissons davantage sur la Tunisie. Et quand nous faisions 90 000 clients sur la Tunisie avant la Révolution, personne n’est venu nous féliciter ; bien au contraire, on s’étonnait de ce résultat.
Il faut donc cesser d’être schizophrène. Les TO tunisiens sont peut-être petits et moyens mais ce sont des ambassadeurs de leur pays et des vecteurs de communication. Il s’agit alors de raisonner en termes de retour sur investissement : que coûte le TO tunisien et que rapporte-t-il ?
On avait proposé depuis quelque temps un contrat où chacun de nous s’engagerait sur un objectif en termes de clients. C’est ce type d’accord que nous passons avec d’autres destinations, mais que nous n’avons pas avec notre propre pays. Je pense que le temps est venu d’agir et de ne pas se contenter de paroles.
Par ailleurs, avant d’en arriver à convaincre les touristes français, il faudrait qu’on sache si chez nous on veut du tourisme. En France, on ne reçoit que les images de la minorité de Tunisiens qui disent : « La France dégage ». On n’a pas l’image des autres Tunisiens qui veulent des touristes. Si les Tunisiens veulent des touristes, il faut qu’ils le disent et qu’ils le communiquent. Pourquoi ne ferait-on pas une campagne avec un panel large de Tunisiens qui expriment leur attachement au tourisme ?
Hakim Tounsi, Authentique
L’année en cours et la précédente sont dans la continuité de 2011, on est en forte baisse. Pour cette année, l’hiver et Pâques sont mauvais et les premières indications pour l’été le sont aussi. Les opérateurs ne semblent pas disposés à prendre des risques sur la Tunisie en termes de programmation aérienne notamment.
La sortie de crise est tributaire de trois préalables qui ne dépendent pas de nous, à savoir la sécurité, la propreté et la situation financière dégradée des hôtels. Concernant la sécurité, le problème est essentiellement politique et concerne aussi bien la sécurité à l’intérieur du pays qu’à ses frontières. Avec un tel problème, la communication touristique n’a plus de sens, l’actualité sécuritaire prend le dessus dans la presse. Dans ce contexte, le rôle des décideurs politiques est primordial, toute reprise du marché passe par le règlement du problème sécuritaire. A cet égard, il faut que notre gouvernement négocie au plus vite avec le gouvernement français pour lever l’interdiction de voyage émise pour le Sud tunisien par le ministère des Affaires étrangères.
Le deuxième préalable à une reprise du marché est la propreté de nos villes. Ce problème a plombé le peu de trafic que nous avons pu générer sur la Tunisie l’année dernière, et nous avons reçu de nombreuses réclamations. Enfin, la dégradation de la situation financière des hôtels a des répercussions directes sur le traitement qu’ils sont susceptibles de réserver à nos clients. Il faudrait distinguer le problème de l’endettement ancien des hôtels, dont le règlement pourrait être envisagé ultérieurement, et le problème conjoncturel engendré par la crise actuelle, qui nécessite un traitement d’urgence pour soutenir les hôteliers – à l’image des plans de soutien en cas de catastrophe naturelle.
Sur la question du rassemblement des TO tunisiens, nous avons déjà finalisé un projet d’association de TO. Il n’attend pour voir le jour qu’un accord sur la répartition des responsabilités entre nous. Nous attendons aujourd’hui plus de transparence de la part d’Ennahda et de son gouvernement. Qu’ils nous présentent clairement leur programme économique et le volet qui concerne le secteur du tourisme, pour qu’on sache ce qu’ils veulent exactement et qu’on puisse se positionner. S’il ne veulent plus du tourisme, il sera temps pour nous d’aller commercialiser d’autres destinations.
Le programme qu’on nous a présenté jusque-là est celui laissé par Ben Ali. Or du temps de Ben Ali, on a fait de nombreuses études et on a financé de nombreux programmes pour développer le tourisme arabe ; en vain.
Sadreddine Essid, Odegam et voyagetunisie.com
Ce qui me frappe dans ces réunions de TO tunisiens en France, c’est que le nombre de participants n’a cessé de diminuer d’année en année à cause des faillites successives intervenues au fil des ans. Dans cinq ans, nous ne serons plus que deux ou trois.
En ce qui concerne mes deux marques, le début de l’année était correct, avec des commandes égales à 2012, jusqu’à l’assassinat de Chokri Belaïd. Les réservations ont alors été réduites à zéro pendant plusieurs jours. Aujourd’hui, la reprise est très difficile. Les réseaux de distribution chez qui nous vendons les produits Odegam nous disent qu’ils n’osent plus proposer la Tunisie à leurs clients pour ne pas les faire fuir. Pour ce qui est de voyagetunisie.com qui vend des packages dynamiques ou l’hôtel seul, on remarque un léger mieux avec l’arrivée de nouvelles compagnies aériennes comme Syphax Airlines, ou celle attendue de Nouvelair ; l’offre aérienne sur la Tunisie et sur Djerba se trouve enrichie avec des prix intéressants.
Pour revenir à Odegam, ce qu’on vendait bien en hiver et en moyenne saison, c’était les circuits. Aujourd’hui, on ne peut plus vendre de circuits notamment dans le Sud qui reste signalé comme zone à risque par le ministère français des Affaires étrangères. On ne vend plus de golf non plus puisqu’il y a un problème d’entretien des parcours. Il nous reste le balnéaire et un peu la thalasso. Concernant l’image de la destination, elle est catastrophique, et il faut quand même dire qu’on a fait ces derniers temps et pendant des semaines de la mauvaise communication qui desservait la destination.
Pour sauver la saison, pourquoi ne pas envisager un soutien aux TO tunisiens, soit pour l’aérien soit pour les brochures comme cela se faisait avant ?
Férid Fetni, Syphax Airlines (Directeur France)
On croyait que le marché français était acquis à notre destination et on constate aujourd’hui que nous sommes en train de le perdre suite aux évènements malheureux survenus chez nous depuis deux ans. Avec la chute du marché français, c’est tout le tourisme tunisien qui souffre aujourd’hui car ce marché était aussi le plus important pour l’hiver, pour le segment MICE, pour la thalassothérapie et pour le Sud. De plus, notre crise intervient à un moment où les TO français sont en pleine restructuration et passent par des difficultés. Je voudrais saluer à ce propos les TO tunisiens qui résistent encore malgré cette mauvaise conjoncture.
Concernant les solutions de reprise, je ne suis pas d’accord avec ceux qui préconisent l’annulation de la communication classique, car la nature a horreur du vide et les absents du marché des médias auront toujours tort et ne feront que renforcer leurs concurrents. En revanche, je suis entièrement d’accord pour dire non au saupoudrage et qu’il nous faudrait une communication forte à travers des évènements d’envergure. En second lieu, on a besoin d’un lobbying fort à tous les niveaux pour redresser l’image du pays.
En dernier lieu, je dirais que la solution viendra aussi de la flexibilité de l’aérien. Et c’est là que notre compagnie Syphax Airlines a un rôle à jouer en apportant une capacité supplémentaire et une complémentarité avec Tunisair. Aujourd’hui, nous disposons d’une capacité de 2500 sièges par semaine en régulier avec un vol quotidien sur Tunis, 4 vols par semaine pour Sfax, 3 vols pour Djerba. Et à partir du mois de juin, nous ouvrons un vol sur Monastir. Contrairement à certains avis, je pense que le marché français peut réagir rapidement si la situation en Tunisie se stabilise et se clarifie car tous les TO s’accordent sur le fait que la Tunisie reste difficilement remplaçable en été. C’est là que le rôle des compagnies aériennes est important, en offrant la capacité et la flexibilité demandées par le marché ; et c’est là l’apport de notre compagnie.
Néji Ben Othman, ONTT (Directeur France)
Je suis certes d’accord avec les analyses précédentes, notamment sur l’importance de la stabilité et de la sécurité en Tunisie pour une reprise du tourisme. En même temps, je voudrais souligner l’effet de la restructuration et des difficultés financières que vivent les grands tour-operators en France. Cette restructuration touche tous les TO et les oblige à diminuer leurs risques et à réviser leurs politiques. Ainsi, pour cette année, Fram baisse ses capacités aériennes de 23%, Transat Look de 15%, Thomas Cook entre 5% et 10%, TUI de 21% pour le moyen-courrier.
Slaheddine Blidi, Tunisair (Directeur Général France)
Je constate que nous sommes actuellement en train de subir et il serait temps que nos décideurs réagissent en se déplaçant sur nos marchés pour s’exprimer dans les grands médias ; je ne crois pas à l’efficacité de la publicité classique. D’autre part, il faudrait plus de sévérité dans l’application de la loi pour diminuer les débordements qu’on a vécus jusqu’ici ; même si ces comportement sont liés à la période transitoire que nous vivons, et on peut supposer qu’ils cesseront dès l’avènement d’un gouvernement non transitoire. Il faudrait aussi que notre gouvernement se prononce sur le fait de savoir si le tourisme est un secteur stratégique pour notre économie. Ce secteur a bénéficié depuis un demi-siècle d’investissements et d’efforts qu’on ne peut gaspiller aujourd’hui.
A Tunisair, nous avons été affectés par la baisse du tourisme, notamment pour l’activité charter. En même temps, nous avons un problème d’indisponibilité de la flotte qui nous empêche de capter toutes les opportunités qui se présentent à nous. Cependant, nous avons suffisamment de métier et d’implantation régionale en France pour réagir à une reprise éventuelle de la demande.
Mourad Majoul, Avico courtier aérien (Président)
Que peut-on faire à court terme ? La seule chose dont on est sûrs, c’est qu’on dispose encore d’un fond de sympathie chez les Français. Faut-il y faire appel maintenant ou bien attendre les élections ? je n’en sais rien. La Tunisie est en train de payer sa proximité avec la France, le moindre incident en Tunisie est repris dans la presse française. Les journalistes s’intéressent à la Tunisie et répercutent les informations qui leur parviennent. Aussi faut-il déjà commencer par donner de l’information positive qui pourrait rivaliser avec celle qui l’est moins. Pourquoi, par exemple, Tunisair ne se doterait-elle pas d’un attaché de presse qui alimenterait régulièrement la presse sur la vie de la compagnie ? Pourquoi aussi ne pas créer l’information en lançant, par exemple, une charte qualité qui serait signée par tous les intervenants du secteur pour être ensuite médiatisée ? Un projet qui deviendrait un sujet pour la presse, et rendrait service aux prestataires en leur évitant les petites anomalies qu’on commence à voir dans certaines prestations.
René Trabelsi, Royal First Travel
La question à laquelle cette table ronde ne peut pas répondre est de savoir si le tourisme figure parmi les priorités du gouvernement tunisien. Moi, je pense qu’on veut laisser le tourisme vivoter sans trop s’en occuper. Il fut un temps où un hôtel qui fermait provoquait le déplacement du Ministre pour empêcher une telle issue. Aujourd’hui, je me demande si la fermeture d’un hôtel suscite autre chose que le soulagement ou l’indifférence.
Pour revenir à notre sujet, je parlais hier avec quelques TO français du trafic vers la Tunisie, et la réponse quasi unanime que j’ai eue de leur part consistait à dire : « On reviendra quand ça reviendra ». Autant vous dire qu’ils ne sont pas près de reprendre des risques sur la destination. D’ailleurs, le peu de risque aérien qu’ils prennent, ils le font avec des compagnies françaises après avoir annulé leurs programmes sur les compagnies tunisiennes. Si nous, Tunisiens, continuons à faire appel à Tunisair, il n’empêche que nous constatons qu’elle est plus chère que les compagnies françaises de 20 à 30 euros en moyenne. Je pense qu’il est impératif aujourd’hui de soutenir le TO tunisien car il est le seul à mettre la capacité aérienne qu’il faut à tout moment, comme ce fut le cas l’été dernier.
La Tunisie n’est plus vendue par les agences de voyages, les mots Tunisie et Tunis sont rédhibitoires. On a vendu récemment un forfait pour Hammamet, et quand le client a vu sur son billet d’avion Paris-Tunis, il a voulu annuler son voyage car il ne voulait absolument pas passer par Tunis ; on a dû le faire transiter par Monastir. Donc aujourd’hui, on ne vend que les destinations régionales – Djerba, Hammamet ou autres – et non pas la Tunisie.
Pour remédier à cette situation, il faut opter pour de grands évènements sur place et en France, comme le projet de soirée à l’Olympia que nous essayons de soutenir en ce moment avec une agence événementielle pour le mois de juin. Des stars du show biz comme Michel Boujenah et Guy Bedos sont disposées à y participer, à condition que ça n’ait aucune connotation ou lien politique.
Enfin, j’ai une supplique : il faut faire taire les gens dont les déclarations ont fait beaucoup de tort au pays et à son tourisme, comme le monsieur qui a parlé d’excision…
Propos recueillis par Lotfi Mansour