Business as usual ?

image_pdfimage_print

En janvier 2012, dans notre premier numéro, nous écrivions que l’élection d’Ennahda n’était pas une bonne nouvelle, ni pour le tourisme, ni pour le pays. La guerre intestine qui se déroule en ce moment au sein de ce parti le rend encore plus dangereux, et pour le tourisme et pour le pays ; les derniers événements de Djerba (attaque de la réunion de Nida Tounes) nous le montrent bien. Mais, comme nous le déclarait il y a quelques années feu Aziz Miled : « En Tunisie, il faut être patient, les choses finissent toujours par se faire et par connaître une fin heureuse ». Espérons qu’il avait raison.  

Le devoir d’un journaliste est d’être clair avec ses lecteurs, même si en le faisant il prend le risque de déplaire. Notre devoir est de vous dire dès ce numéro 1 que nous ne considérons pas l’arrivée (supposée provisoire) des islamistes comme une bonne nouvelle ni pour le tourisme, ni pour le pays. Une arrivée dont la seule annonce a déjà fait fuir de nombreux touristes, et fait hésiter de nombreux TO. Notre destination est devenue pour eux un « mauvais risque » et il nous en coûtera très cher, en temps et en argent, pour les persuader du contraire.
L’annonce par le Premier ministre d’un « budget additionnel » pour la promotion du tourisme est le moins qu’on puisse exiger d’un pyromane devenu pompier. Et son intention déclarée de régler « les problèmes des hôteliers » ressemble plus à une promesse électorale qu’à un engagement.
Dans ce contexte, la vigilance nous semble de mise ; même s’il paraît légitime pour un homme d’affaires de « tout faire » pour sauvegarder son business, mais à condition de ne pas faire « n’importe quoi ». Le ralliement, comme avant, au parti au pouvoir « avec armes et bagages », tel que semblent l’esquisser un certain nombre de professionnels du secteur, non seulement n’est pas efficace, mais pourrait s’avérer dangereux pour l’économie nationale et pour les entreprises elles-mêmes. Et cela pour 3 principales raisons :

1) Le pouvoir n’est plus seulement à Carthage ou à la Kasbah
Nous l’écrivions déjà dans notre précédent numéro d’avant les élections : la mauvaise image et le manque de légitimité du tourisme auprès des Tunisiens sont principalement dus au choix fait par ses patrons de chercher à se faire bien voir seulement par le pouvoir, et de négliger l’opinion publique ; une opinion publique dont font partie les 400 000 salariés du secteur. Rien n’y fait : à peine connu le nom du futur Premier ministre, on a accouru auprès de lui. Le résultat, quelques jours plus tard, a été un durcissement de la grève annoncée dans les hôtels et les agences de voyages.
La réunion à l’hôtel Acropole organisée par Ennahdha a tourné par moments à la cérémonie d’allégeance. Les représentants du secteur donnaient l’impression d’avoir choisi leur camp, celui du vainqueur qui n’avait pas hésité à convier l’ancien patron du patronat comme « caution morale ». Il aurait été pourtant plus indiqué, et je dirais plus éthique, de susciter une réunion aussi grande avec les syndicats et la société civile, dans le but d’établir un nouveau dialogue conforme à la nouvelle donne démocratique du pays. Mais, comme ironisait Peter Drucker, le pape du management : « Parler d’éthique dans les affaires, c’est comme parler de morale dans un bordel ».
La vérité oubliée par certains est que demain, en cas de conflits sociaux, ce n’est pas ce gouvernement, déjà en équilibre instable et populiste à souhait, qui sacrifiera son intérêt électoral contre celui de quelques patrons.

2) Devoir de vigilance face à un gouvernement inexpérimenté
Bien malin celui qui pourra nous parler aujourd’hui du programme d’Ennahdha en matière économique. Tout, dans ce gouvernement (provisoire, faut-il le rappeler), appelle à la vigilance. Le programme électoral d’Ennahdha pour le tourisme était un chef d’œuvre de « copier-coller » indigne d’un étudiant ; et son auteur se trouve promu ministre auprès du Premier ministre chargé de l’Economie. Le programme du gouvernement, présenté par le Premier ministre, est de la même veine. Ni objectifs chiffrés, ni budget ; que des intentions – sauf peut-être le changement de nom du compte 26-26 qui deviendrait le compte Zakat…
Et on doit s’estimer heureux que ce programme ne s’inspire pas des thèses de certains membres éminents du parti aujourd’hui au pouvoir, comme ce Moncef Ben Salem, aujourd’hui ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (excusez du peu). Pendant la campagne électorale, celui-ci prétendait résoudre le problème du chômage en faisant travailler l’Administration 15h au lieu de 8h par jour ; « on créera en une seule journée autant d’emplois qu’on a de fonctionnaires », déclarait-il. Mieux : ce monsieur se demandait pourquoi on s’arrêterait en si bon chemin, alors qu’en faisant travailler les fonctionnaires 4h ou 6h par jour au lieu de huit, on gagnerait encore des emplois supplémentaires.
Et dire que le gouverneur de la Banque Centrale s’inquiète déjà de l’augmentation des dépenses courantes et d’un petit déficit budgétaire de 4%… Appliquée au Tourisme, la méthode « y’a qu’à » d’Ennahdha se solderait par 4000 salariés à l’ONTT, au lieu des 1200 actuels, et donc l’explosion d’un budget de fonctionnement déjà excessif.
On peut toujours rétorquer qu’Ennahdha n’est pas seul, et surtout que le Tourisme est dédié au parti Ettakatol. Sans préjuger du pouvoir de notre ministre, les arbitrages seront faits par le Premier ministre et son super-gouvernement de ministres conseillers. Et sans préjuger de la durée de vie de la Troïka au pouvoir, on peut déjà deviner qu’Ennahdha n’a intégré le CPR et Ettakatol que pour mieux les désintégrer ; à la manière d’un Mitterrand offrant quelques strapontins au Parti communiste français pour mieux l’éloigner de son électorat.
En disant cela, loin de nous l’idée de dénier à Ennahdha son droit de gouverner. Ce parti est installé, et pour longtemps, dans le paysage politique tunisien, et se devait de préparer des hommes d’Etat reflétant son poids et ses ambitions politiques. Ce qui nous inquiète, c’est le grand nombre de ministres inexpérimentés ou incompétents (comme ce Moncef Ben Salem) en cette période délicate pour le pays. Ceci est la parfaite illustration du dicton tunisien fustigeant ceux qui « apprennent la coiffure sur la tête des orphelins »

3) Le « préjugé moral » favorable à Ennahda : parlons-en
Rencontré à Monastir il y a quelques semaines, Edgar Morin prenait le changement politique en Tunisie avec beaucoup de philosophie. Il nous disait en substance que nous vivions un moment historique où il y avait plus d’espoir que d’inquiétude, et que le succès était à notre portée, puisqu’il dépendait beaucoup de la bonne gestion économique du pays. Ajoutant qu’en cela, les islamistes avaient un avantage, du moins en théorie, puisqu’ils sont censés lutter plus fermement que d’autres contre la corruption.
Un tel optimisme serait à partager si nous pouvions faire abstraction des choses observées ces derniers temps. En effet, la nomination de proches et même du gendre de Ghannouchi à des postes ministériels, l’opacité totale autour du financement du parti Ennahdha, ou les innombrables déclarations contradictoires, et donc mensongères, des dirigeants d’Ennahdha, nous laissent croire qu’ils font référence à un islam qui n’est pas le nôtre et où le népotisme, la dissimulation et le mensonge seraient hallal.
Ce qui nous inciterait plutôt à rejoindre le camp des sceptiques comme Tahar Ben Jelloun, autre écrivain célèbre, qui déclarait sur France Inter à propos de la victoire des islamistes du PJD aux législatives marocaines : « Si le PJD arrive à lutter contre la corruption, je deviendrai islamiste ».
En conclusion, nos patrons peuvent méditer ce dicton : « Qui veut déjeuner avec le diable doit se munir d’une longue cuillère. » A moins qu’ils ne préfèrent se référer à la version de feu Raymond Barre, qui a longtemps enseigné l’économie en Tunisie, à propos d’une autre droite extrême : « On ne déjeune pas avec le diable, même avec une très longue cuillère. »