« Pays qui me ressemble », a noté Paul Klee dans son Journal lors du voyage qu’il a effectué de Tunis à Kairouan, en avril 1914, il y a tout juste cent ans, en compagnie de ses deux amis peintres August Macke et Louis Moilliet.
Cette affinité que l’artiste a ressentie avec la Tunisie, les artistes tunisiens le lui ont bien rendu. Du peintre Néjib Belkhodja au cinéaste Naceur Khemir, nombreux sont ceux qui se sont reconnu une dette envers le peintre suisse allemand. Un peintre considéré comme l’un des grands pionniers de la peinture du 2Oe siècle, même s’il renvoie une image moins flamboyante qu’un Picasso ou un Dali.
C’est justement la modestie qui frappe tout d’abord dans l’œuvre de Paul Klee. Son goût pour les tout petits formats rappelle l’art de la miniature. Et si c’était là son premier point commun avec les arts de Tunisie ? De Tunisie justement, Paul Klee avait rapporté des petites aquarelles anonymes dans le style des peintures sous-verre, comme on en vendait alors dans les souks, et représentant des villes fantastiques, des personnages héroïques. Et à propos des paysages tunisiens, il a noté : « Partout règne une grande mesure ».
Ce n’est pas complètement par hasard que Klee a voulu visiter la Tunisie. Il était en effet persuadé d’avoir des origines “orientales” par sa mère, dont la famille venait de Provence. En 1914, il cherchait sa voie en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Il l’a trouvée en Tunisie, à Kairouan, où il a eu cette illumination : « La couleur et moi ne faisons qu’un. Je suis peintre » – un passage de son Journal souvent cité et qui montre combien ce voyage a été fondateur… même s’il n’est pas tout à fait authentique puisqu’on sait maintenant que le peintre a réécrit son Journal longtemps après son retour.
Paul Klee vu par la peintre Gabriele Münter (à gauche) et vu par lui-même sous forme d’une marionnette (à droite).
Durant son séjour qui n’a duré que deux semaines à peine, Klee a réalisé une trentaine d’aquarelles. On connaît bien ces petits tableaux en taches de couleur carrées et rectangulaires, où se distingue parfois une petite coupole, une silhouette de chameau. En réalité, ces aquarelles ne sont pas très différentes de ce que l’artiste peignait juste avant son voyage, comme l’a souligné Michael Baumgartner, Directeur des collections au Centre Paul Klee de Berne, lors d’un colloque tenu à Tunis le 10 avril dernier. On peut dire aussi qu’elles ressemblent à ce que ses amis Macke et Moilliet ont peint à côté de lui pendant ces heureuses journées de printemps.
Pourtant, au-delà des tableaux réalisés en Tunisie même, il est permis de rechercher dans ce qu’il a peint bien plus tard, et jusqu’à la fin de sa vie, l’écho de la grande moisson d’émotions accumulées au cours de son voyage. Lui-même écrivait au moment de quitter le rivage tunisien : « Ma charrette est pleine… La grande chasse est achevée. A présent, je dois débiter le gibier ».
Chez Klee, l’imprégnation a été profonde et durable. On trouve dans son œuvre une infinité de styles différents, si bien qu’on peut dire de lui qu’il est un artiste inclassable. Qu’a-t-il ramené de Tunisie ? Ces villes imaginaires en lignes brisées – comme un écho à la première vision qu’il a eue en arrivant, celle du village de Sidi Bou Saïd ? « Architecture blanche strictement rythmée… incarnation d’un conte de fées… », notait-il.
Dans ses paysages nocturnes qui semblent chargés de toute la poésie des contes, n’y a-t-il pas comme le souvenir de la fascination ressentie lors d’une nuit de pleine lune à St Germain près de Tunis (aujourd’hui Ezzahra) : « Le soir est indescriptible… Ce soir est inscrit profondément en moi pour toujours » ? Les signes mystérieux, lettres isolées, flèches, lignes brisées, qu’il sème à travers ses tableaux n’évoquent-ils pas les tapisseries de Gafsa qu’il a eu l’occasion d’admirer ?
La Tunisie qu’a vue Paul Klee était sans doute bien différente de celle d’aujourd’hui. A l’époque, le désert s’étendait au pied des remparts de Kairouan – un contraste qui l’a frappé et qu’il a peint à plusieurs reprises. Les villes étaient plus colorées qu’aujourd’hui : comme le raconte Naceur Khemir dans le film “Klee en Tunisie” du réalisateur suisse Bruno Moll, le Baron d’Erlanger n’avait pas encore imposé le bleu et blanc à Sidi Bou Saïd, une norme reprise ensuite par les autres villes. La culture populaire était bien vivante ; symboles et signes ancestraux remplissaient encore la vie de tous les jours.
Cependant la lumière et les couleurs de la nature au printemps n’ont pas changé et sont l’occasion de se rappeler, à un siècle de distance, la rencontre heureuse d’un peintre venu du nord et d’un pays du Sud dans lequel il s’est reconnu.
Des œuvres de Klee réalisées longtemps après son voyage en Tunisie : calligraphie arabe ? vision de Sidi Bou Saïd ? …
… Signes berbères ? souvenir d’une nuit enchantée ?
Parmi les aquarelles peintes par Klee en Tunisie : Kairouan et St Germain près de Tunis (aujourd’hui Ezzahra)