Non, Flaubert n’a pas dit qu’ “à Djerba, l’air est si doux qu’il empêche de mourir”… mais il aurait pu !
(photo : Imed Dhaouadi)
Le prochain Sommet de la Francophonie, prévu en novembre 2021 sur l’île de Djerba (mais finalement reporté à 2022), est l’occasion de se pencher sur la relation entre l’ “île des Lotophages” et un des plus grands écrivains français, Gustave Flaubert.
On répète souvent, en effet, cette phrase attribuée à Flaubert : “à Djerba, l’air est si doux qu’il empêche de mourir”.
Et il est vrai que le climat de Djerba est des plus doux qui soient. Située très au sud, face au Sahara, elle reste tempérée et agréable toute l’année.
Un ouvrage paru en 1937 affirmait : “à Djerba vous découvrirez la cinquième saison … ce climat spécial à l’île de Djerba, si étrange, fait de sécheresse extrême, de brise marine, de fraîcheur et de rosées nocturnes, de quelque chose de rationnel, de tempéré en tout” (Emmanuel Grévin, “Djerba, l’île heureuse”).
La partie nord de l’île, en particulier, est soumise à une brise rafraîchissante et on y cultive de jolis jardins d’arbres fruitiers.
Dans l’Antiquité, les riches propriétaires de Meninx – l’ancienne capitale de l’île, située au sud – passaient volontiers l’été dans leurs belles résidences de la partie nord, près de la ville antique de Girba qui a ensuite donné son nom à toute l’île.
Salammbô n’était pas djerbienne
Première surprise : Flaubert n’a jamais mis les pieds à Djerba.
Il s’est bien rendu en Tunisie en 1858 pour préparer l’écriture de son grand roman orientaliste “Salammbô”. Mais il n’y a visité que le Nord et l’Ouest, depuis la région de Carthage jusqu’au Kef.
Alors d’où vient cette phrase si souvent citée à propos de Djerba ?
L’action du roman de Flaubert débute “à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar”. C’est aujourd’hui La Marsa à côté de Tunis.
Elle s’appuie sur un épisode historique authentique : en 241 avant J.-C., la cité antique de Carthage a fait face à la révolte de son armée de mercenaires.
Flaubert invente deux personnages : Mâtho, l’un des chefs mercenaires, et Salammbô, fille d’un des magistrats de Carthage.
Une île couverte de poudre d’or
C’est pour séduire Salammbô que Mâtho lui promet de l’emmener dans une île merveilleuse en lui murmurant ces mots :
“Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si doux qu’il empêche de mourir.”
En partant de Carthage, Djerba se trouve effectivement au-delà de Gabès, ville-oasis tunisienne bien connue et prospère dans l’Antiquité (lire : Oasis – nos ancêtres faisaient de la permaculture !).
Mais les Carthaginois, excellents navigateurs, mettaient certainement beaucoup moins de vingt jours pour y parvenir !
De plus Flaubert n’écrit pas Gabès mais Gadès, qui est le nom antique de… Cadix en Espagne !
Flaubert était bien renseigné : au temps de l’Empire romain, le trajet Carthage-Cadix s’effectuait en 13 jours, comme le montre la carte interactive conçue par l’Université de Stanford.
C’est après avoir assimilé les techniques des Carthaginois que les Romains étaient devenus maîtres de la Méditerranée. Quelques siècles plus tôt, le même trajet pouvait donc prendre une vingtaine de jours.
Ainsi l’île de Mâtho, certainement imaginaire, était située au large de l’Espagne.
Des citronniers, mais pas de montagnes !
En réalité, Djerba ne ressemble guère à la description donnée par Flaubert.
Certes, on y voit de magnifiques fleurs, des oiseaux de toutes sortes, des citronniers (et beaucoup d’oliviers et de palmiers).
Ses paysages sereins, sablonneux et inondés de lumière, semblent bien “couverts de poudre d’or”.
Mais la verdure et le gazon y sont rares. Surtout, le relief de Djerba est aussi doux que son climat : on n’y trouve aucune montagne !
Et bien sûr, aucun serpent à dents de diamant pour cueillir les citrons.
Reste que “Salammbô” est un monument de la littérature française, même si sa vision de Carthage est quelque peu faussée par l’état des connaissances et les fantasmes de son époque.
Reste aussi que Djerba est bien ce morceau de bout du monde, cette île paradisiaque à l’orée du Sahara, dont les paysages font rêver. Et en effet, l’air y est si doux, si doux…
Guillemette Mansour