Entre Malte et la Tunisie il y a la langue, l’histoire, Darghouth, les cochers, les maqroudhs, la sœur d’Elyssa…
Ne dites plus « Malta hnina, khobs wa sardina ». Les Maltais ne vivent plus dans la pauvreté, et tirent des revenus conséquents du transport maritime, des casinos en ligne, des services bancaires et… du tourisme, domaine dans lequel ils nous font concurrence.
Mais c’est bien la misère qui les a conduits jadis à s’installer par milliers en Tunisie. Cochers, éleveurs de chevaux de course, maçons, tonneliers, tenanciers de bars, pêcheurs ou chauffeurs de taxi… il fut un temps où les Maltais faisaient partie du paysage, que ce soit à Tunis, Sfax, Nabeul ou Djerba. Au 19e siècle, ils représentaient plus de la moitié des chrétiens installés en Tunisie, et jusqu’aux trois quarts dans certaines villes du littoral. Des chrétiens qui se mêlaient facilement aux Tunisiens grâce à leur proximité linguistique. Car la langue maltaise est à l’origine un dialecte arabe, et plus précisément tunisien.
La langue maltaise, héritage tunisien
Petit archipel rocheux (316 km2 au total, moins que Djerba !) perdu au milieu de la mer quelque part au sud de la Sicile, Malte a été conquise par les Arabes de Tunisie peu après cette dernière, en 870. Passant du règne aghlabide à celui des Fatimides, puis sous la domination des Normands tolérants et ouverts à la civilisation arabe, elle restait encore majoritairement musulmane lorsque Malte a été rattachée, avec la Sicile, au Saint Empire Romain Germanique. Jusqu’à ce que les derniers musulmans soient forcés à la conversion ou à l’exil, au milieu du 13e siècle.
De ce passé musulman, Malte n’a gardé quasiment aucune trace matérielle, si ce n’est quelques pierres tombales. Elle est aujourd’hui un des pays les plus catholiques d’Europe. Mais elle a conservé un héritage immatériel de ses conquérants du 9e siècle : la langue. Un dialecte arabe, plus précisément tunisien, transcrit en lettres latines, et dont la prononciation a évolué au fil des siècles tout en s’enrichissant de nombreux mots italiens et anglais (car Malte a été britannique pendant un siècle et demi). Le maltais est donc un cas unique au monde : une langue sémitique écrite en caractères latins, et un dialecte arabe promu au rang de langue officielle.
1. Vu dans le village de Kercem. De l’arabe tunisien,
le maltais a conservé la grammaire et même les noms
des jours (“gimgha”= jemaâ) et des mois (“awissu”).
2. Une notice sur la Malte préhistorique, au musée archéologique
de La Valette, qu’on pourrait retranscrire ainsi :
« Er-rabta beyn el bni-adam wal “animali” hiya “complessa” wa “affascinanti”… »
Ci-dessous, en prononciation approximative (à noter : le X se prononce “ch” et le G se prononce “j”) :
1. « Khrouj mhouch “permess” ». 2. « Naddhaf wara l-“pet” taâk ». 3. « Tarmich barra »
Des noms et des lieux
A Malte, les noms des villes sont presque tous d’origine arabe, à commencer par l’ancienne capitale Lmdina – aujourd’hui une ville-musée – et son ancien faubourg Rabat. La ville principale de Gozo, la deuxième île de l’archipel, s’étend au pied d’une citadelle et s’appelle aussi Rabat ; c’est du moins ainsi que la nomment couramment les Maltais, car son nom officiel est aujourd’hui Victoria, en l’honneur de la reine d’Angleterre.
Impossible de citer tous les autres noms de lieux d’origine arabe : Sliema (Slama), Iz-Zejtun (Zeitoun), Ghajn Tuffieha (Aïn Touffaha), In-Nadur, Il-Mellieha, Il-Qala ta’ San Niklaw…
Et les noms des îles elles-mêmes ? La deuxième île de l’archipel, Gozo, était connue dans l’Antiquité sous le nom de Gaulos, puis Gaudos ; les Maltais l’appellent toujours Ghawdex. La troisième, Comino, a pour nom maltais Kemmuna : souvenir d’une ancienne spécialité de l’archipel maltais ? Au Moyen Âge, le cumin était, avec le coton, une de ses principales productions.
Quant au nom de Malte elle-même, il vient de Melita, son nom antique. Selon certains, ce nom dériverait du latin mel (miel). Et il est vrai que Malte est aujourd’hui réputée pour son miel. L’importance de l’apiculture sur l’archipel était déjà signalée au Moyen Âge par Al-Himyari et Al-Idrissi – on peut même voir à Xemxija (prononcer “chemchiya”) une ruche ancienne formée d’un grand nombre de niches creusées dans le roc.
Mais selon d’autres, le mot Melita aurait pour origine le phénicien mlt (halte, refuge)… En effet, Malte était appréciée tout au long de l’histoire pour ses ports naturels bien abrités. Et c’est le Grec Diodore de Sicile qui, le premier, a mentionné Melita comme une fondation phénicienne et un refuge sûr pour leurs bateaux ; elle était déjà à cette époque sous domination romaine.
Diaporama : Balcons fermés, toits en terrasses, volutes en fer forgé, maisons tournées vers l’intérieur…
les villes maltaises ont conservé l’allure des anciennes médinas…
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1. Cette pierre tombale d’une certaine Maimouna, entièrement calligraphiée en caractères coufiques et datée de 1174, aurait été découverte à Gozo (12e s.). 2. Bas-relief (musée de la Valette).
3. Des pierres tombales découvertes à Rabat (11e s.).
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Dans l’orbite de Carthage
Les auteurs anciens racontent qu’un roi de Malte appelé Battus était en bons termes avec la reine Elyssa de Carthage ; et que lorsque celle-ci mourut en se jetant dans un brasier, sa sœur Anna trouva refuge à Malte auprès de ce roi. En réalité, c’est bien comme colonie phénicienne que Malte apparaît dans l’histoire écrite. Diodore de Sicile, le premier, mentionne les îles de Malte et Gozo. Elles offraient aux commerçants phéniciens une escale idéale sur la route de Carthage, Djerba ou Motyé, à bonne distance de la Sicile orientale alors colonisée par les Grecs. C’est ainsi que Malte est passée plus tard dans l’orbite de Carthage, avant de se soumettre à la domination romaine.
Curieusement, ces grandes civilisations n’ont pas laissé beaucoup de vestiges sur Malte. En revanche, le pays s’enorgueillit d’avoir conservé les plus vieux temples mégalithiques du monde, témoignage d’une civilisation préhistorique qui a laissé aussi d’étonnantes sculptures. Des vestiges qui permettent à Malte de proclamer ses « 7000 ans d’histoire ».
Diaporama : Malte aux temps anciens.
1. La statue préhistorique surnommée “The Sleeping Lady” – en maltais “Il-Mara Rieqda”. 2. Un sarcophage phénicien en terre cuite. 3. Une urne funéraire en verre de l’époque romaine.
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Ci-dessous : les mosaïques de la villa Domus Romana, à Rabat, sont d’une grande finesse.
Djerba, Kerkennah, Malte… histoires d’îles
Malte a beaucoup en commun avec les grandes îles tunisiennes, à commencer par son nom antique, Melita, qu’on retrouve dans nos deux Mellita de Djerba et de Kerkennah. Mais aussi dans d’autres îles de Méditerranée comme Mljet (ou Meleda) en Croatie.
L’histoire médiévale de ces îles s’est souvent croisée. Malte et Djerba ont longtemps traîné une réputation de “repaires de pirates”. C’est sous ce prétexte qu’en 1135, le roi normand Roger II de Sicile envahissait Djerba – début de la conquête de toute la côte d’Ifriqiya, qui sera perdue par son successeur. En 1284, les Aragonais, qui viennent de conquérir Malte, envahissent et pillent Djerba ; ils n’y resteront qu’une cinquantaine d’années.
Au 15e siècle, les Maltais sont à nouveau sous la menace des “Sarrazins” qui emmènent en captivité un grand nombre d’habitants, dont l’évêque de Malte. En représailles, Kerkennah est pillée par les Aragonais, et 3000 de ses habitants faits prisonniers.
Puis c’est le sultan hafside Abu Faris qui lance 70 bateaux et 18 000 hommes pour dévaster Malte, faisant à son tour plusieurs milliers de prisonniers. Les îles resteront ainsi, de longs siècles encore, l’enjeu de combats entre puissances rivales, Aragonais contre Hafsides, puis Espagnols contre Ottomans.
Au début du 19e siècle, quand la pauvreté et l’explosion démographique poussèrent nombre de Maltais à l’exil, ils choisirent d’abord Ghar El Melah (Porto Farina) et Djerba. Dans un premier temps, pour s’y livrer à la piraterie et à la contrebande, puis, plus paisiblement, à l’agriculture et à la pêche aux éponges.
A Djerba, les Maltais, quatre fois plus nombreux que les autres Européens, se regroupaient autour du Fondouk al-Malti. C’est eux qui ont bâti l’église de Houmt-Souk, en 1857, dans le style baroque de leurs propres églises.
A Malte (comme à Djerba) l’eau est rare et précieuse – au point qu’on a recours aujourd’hui au dessalement de l’eau de mer. Et dans les fermes traditionnelles appelées razzett, les chambres en étage sont appelées ghorfas – comme dans les menzels de Djerba.
1. Le fort Ghazi Mustapha de Djerba : Malte et Djerba ont toutes deux été
de grandes bases de corsaires.
2. L’église de Houmt-Souk, construite en 1857
par la communauté maltaise de Djerba.
Pirates, corsaires et batailles navales
S’il est un domaine où Maltais et Tunisiens se sont longtemps disputé la première place, c’est celui de la piraterie et de la “course” – cette sorte de “guerre économique” pratiquée par les corsaires qui, avec l’aval de leur gouvernement, pillaient les villes et les navires de commerce ennemis.
Dès le Moyen Âge, des “pirates barbaresques” sévissaient aux abords de Malte qui devint une base de corsaires, tandis que les Hafsides encourageaient les premiers corsaires musulmans.
Mais ce sont les Chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean qui ont fait de la course une véritable industrie. Fondé à Jérusalem au temps des Croisades, cet ordre, après des exils successifs, avait obtenu des Espagnols la souveraineté sur Malte (et, en prime, sur la ville de Tripoli) en 1530. Face au manque de ressources de leur nouvelle patrie, se posant en défenseurs de la Chrétienté, les Chevaliers ont fait de la course la première activité économique de l’île. Et participaient aussi aux expéditions espagnoles contre la Tunisie.
En face, les Ottomans prenaient à leur service les plus redoutables corsaires de Tunisie, et à leur tête Kheireddine Barberousse et Darghouth (Dragut). Darghouth, le héros de deux batailles navales mémorables à Djerba contre la flotte espagnole, est détesté des Maltais : en 1551, il a repris Tripoli à l’Ordre de Saint-Jean, et massacré la population de Gozo. Or c’est à Gozo, justement, que le corsaire tunisien devait mourir quelques années plus tard et être enterré. Il participait au Grand Siège de Malte pour le sultan Soliman, en 1565 ; un long siège repoussé par un certain Jean Parisot de la Valette. Ce Grand Maître de l’Ordre de Malte est le fondateur de l’actuelle capitale à laquelle il a donné son nom.
A Malte comme à Tunis, la course fera rage encore deux siècles, générant un énorme commerce d’êtres humains : prisonniers libérés contre rançon, ou vendus comme esclaves. C’est ainsi qu’au début du 18e siècle, Malte comptait dix mille prisonniers algériens et tunisiens. Tandis qu’à Tunis, les esclaves chrétiens se comptaient aussi par milliers – parmi lesquels sans doute bon nombre de Maltais…
Des chevaux et des hommes
Les Maltais aiment les chevaux. Ceux qui ont émigré en Tunisie au long du 19e siècle et leurs descendants étaient bien connus comme conducteurs de calèches. A Tunis, leur quartier de prédilection était Bab El Khadhra et les écuries y étaient nombreuses. Claude Rizzo raconte, dans son roman “Le Maltais de Bab El Khadra”, que l’écurie familiale était attenante à l’immeuble d’habitation et qu’elle servait même à accueillir les fêtes de mariage ou de baptême.
A Malte, les calèches sont toujours présentes dans toutes les villes. Et en hiver, des courses de chevaux ont lieu tous les dimanches à l’hippodrome de Marsa, près de la Valette.
Mais les Maltais ont une autre passion : les oiseaux en cage, auxquels est dédié un marché qui se tient à la Valette tous les dimanches matins.
Itinéraires maltais en Tunisie
C’est au début du 19e siècle que la surpopulation, les épidémies et les difficultés économiques ont poussé les Maltais par milliers sur les routes de l’exil. Dans les années 1840, 20 000 Maltais vivaient en Algérie, en Tunisie, à Tripoli, en Egypte, en Grèce ou à Istanbul. Changeant de pays souvent, et dans leur grande majorité, retournant finir leurs jours à Malte.
En Tunisie, ils étaient 6 à 7000 vers 1840, contre environ 4000 Italiens et 250 Grecs. On en comptait 12 000 vers la fin du siècle. Selon les observateurs de l’époque, ils travaillaient souvent avec les Tunisiens, pêchant aux mêmes endroits, se livrant à des petits commerces, servant d’intermédiaire avec les autres Européens grâce à leur faciliter à parler l’arabe. Des gens modestes le plus souvent, petits artisans et commerçants, pêcheurs, sans oublier les inévitables conducteurs de calèches. Des petits éleveurs aussi : les premiers immigrés sont venus avec leurs chèvres, bonnes productrices de lait.
Sous le Protectorat, ils disparaissaient des statistiques après s’être vu octroyer la nationalité française en 1921. De Tunis à Djerba en passant par le cap Bon et Sfax, on trouvait les familles Micallef, Zammit, Vella, Zarb, Fenech, Xuereb, Cacchia, Muniglia, Spiteri, Vitale, Lupo, Ellul, Gutilla, Montalano, Phillipi, Abelto, Bastianini, Borg, Debono, Barbara, Bartolo, Damato, Farrugia, Gili, Briffa, Caruana… Quelques-uns réussirent à s’élever dans la société en devenant médecins, avocats, négociants… Ainsi, J. G. Ellul, architecte de la Villa Boublil en style Art Déco à Tunis-Belvédère, était le petit-fils d’un immigré maltais.
Délices de Malte
Les gâteaux les plus célèbres de Malte sont les Imqaret (prononcer im’aret), pluriel de Maqrut. De vrais maqroudhs coupés en losange, fourrés à la pâte de dattes et frits dans l’huile ou, de nos jours, cuits au four pour être plus légers. Seules différences, la pâte à base de farine et non de semoule, et le parfum (zeste d’orange et anisette ou cannelle). Au goût, ce gâteau ressemble au kaak de Kélibia et Menzel Temime.
Les Maltais ont aussi leur propre kaak bil-assel, qu’ils écrivent Qagħaq tal-Għasel ; un gâteau en forme de couronne, non pas au miel, mais fourré d’une pâte de semoule cuite dans de la mélasse noire.
Plus léger que tous ces gâteaux, on pourra préférer déguster la petite poire “bambinella” : exportée avec succès au Royaume-Uni, elle est identique à notre poire ambri. Malte et la Tunisie sont les deux seuls pays à la produire.
Les clefs de la réussite ?
Il y a sans doute peu de pays plus mal pourvus par la nature que Malte. Minuscule, aride, rocheux, dépourvu de bonnes terres cultivables, et éloigné de tout – sauf de la Sicile dont il dépendait jadis – l’archipel n’avait pas beaucoup de choix pour survivre au cours de son histoire. Guère étonnant qu’il ait été souvent un repaire de pirates et de contrebandiers. Cependant les Chevaliers de l’Ordre de Malte ont trouvé des moyens ingénieux pour développer leur économie. A partir du 17e siècle, ils offraient aux équipages des navires de commerce des soins gratuits dans leur immense hôpital (une vocation de l’Ordre depuis sa fondation à Jérusalem) en même temps que des entrepôts pour stocker leurs marchandises avec des prix de magasinage très avantageux. Ce qui a fait de l’archipel un carrefour du commerce entre l’Orient et l’Occident.
De nos jours aussi, Malte joue des cartes originales pour porter son économie : plateforme logistique pour le commerce maritime, pavillons de complaisance, régime fiscal avantageux… et dans le tourisme, des niches comme la plongée sous-marine, la plaisance et les séjours linguistiques. Un exemple à méditer…