La banque d’affaires Swicorp et son patron Kamel Lazaar sont devenus, ces temps-ci, l’objet de l’intérêt et des rumeurs les plus folles parmi les hôteliers. Swicorp est-il l’ogre qui veut avaler tous les hôtels endettés, ou un investisseur comme il nous en faudrait plusieurs pour assainir le parc hôtelier tunisien ?
Créée en 1987 et installée en Arabie Saoudite, à Genève, à Dubaï et en Tunisie, la banque d’affaires Swicorp gère un milliard d’euros d’actifs. A sa tête, Kamel Lazaar, un Tuniso-Suisse d’une soixantaine d’années dont le nom se murmure de plus en plus parmi les hôteliers. Il doit cette notoriété d’abord au fonds d’investissement Siyaha Capital qu’il vient de créer, et dont la vocation est de lever des fonds pour racheter des hôtels endettés en Tunisie (on parle de 100 à 200 millions US$). Il la doit ensuite à sa proximité avec la ministre du Tourisme Amel Karboul, qui le présente à son entourage en tant qu’ami.
Pour certains, il n’en fallait pas plus pour voir un possible conflit d’intérêt pour Amel karboul entre ses fonctions de membre d’un gouvernement décidé à passer une loi controversée sur l’AMC ( voir notre article) et son amitié pour un supposé bénéficiaire de cette loi. D’autant plus qu’on prête à ce dernier l’intention de « rafler tous les hôtels endettés ». Or rien n’est moins sûr : l’appétit de Siyaha Capital se limiterait, selon nos sources, à une quinzaine d’hôtels. Des hôtels qu’il acquerrait pour certains en négociant directement avec les propriétaires actuels – qui resteraient actionnaires – et pour d’autres grâce à un montage financier basé sur la “dette mezzanine” *. Et c’est là que le fonds Siyaha peut susciter quelques interrogations.
Un fonds d’investissement comme les autres ?
Présenté sur le site web de Swicorp comme un « philanthrope avide d’art arabe contemporain », Kamel Lazaar n’en semble pas moins un excellent financier et un patron de fonds d’investissement des plus avisés. En effet, selon nos sources, Siyaha Capital promettrait aux investisseurs un IRR (Internal Rate of Return, soit la capacité du projet à croître ou à générer des bénéfices) de 20 à 25% sur la période d’investissement ainsi qu’une multiplication par trois de leur mise de départ (MoC x 3).
Une telle rentabilité, aussi gargantuesque soit-elle, est toutefois commune à ce type de fonds d’investissement utilisant la dette dite “mezzanine” * comme effet de levier. « On appelle ça des achats par LBO (Leveraged Buy-Out, achat avec effet de levier) ou rachats d’entreprises par endettement », nous a expliqué un spécialiste. L’objectif, poursuit notre interlocuteur, est « de faire une croissance modeste de l’entreprise, mais énorme des fonds propres grâce à l’effet de levier [donc grâce à la dette, ndlr]. La période considérée pour la réalisation de l’IRR est souvent comprise entre 5 et 7 ans pour les fonds d’investissement. Pour assurer, par exemple, une croissance de 25% sur 5 ans, on obtient 4,5% par an ; si c’est sur 7 ans ça fait 3,2% par an. Reste à savoir, conclut-il, si les hôtels en question peuvent assurer une telle croissance ».
La dette hôtelière est donc une aubaine pour un fonds d’investissement qui détiendrait le secret non seulement d’enrichir ses membres, mais aussi de transformer à moyen terme des hôtels déficitaires en entreprises rentables. Ce secret, selon nos sources, semble être, outre ce qu’on pourrait appeler une spéculation sur la dette, l’affiliation de tous les hôtels rachetés à des chaînes internationales et la création par Siyaha Capital de sa propre société de gestion hôtelière, qui compterait à cette fin des cadres virtuoses. De tels cadres sont malheureusement inconnus du commun des professionnels… Il est permis de douter de leur virtuosité.
Vautours et pigeons
Mais là où Swicorp fait preuve d’originalité, disons même de génie, c’est dans la composition de son tour de table pour créer son fonds Siyaha. C’est Safia Hachicha, directrice générale de Siyaha Capital, qui livre le profil des investisseurs dans un entretien accordé à Jeune Afrique en mai 2013. Le journal affirme ainsi que « la nouvelle Caisse des dépôts et consignations tunisienne a d’ores et déjà annoncé sa contribution. Pour compléter son tour de table, Safia Hachicha sollicitera des bailleurs de fonds comme la Banque mondiale ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) ».
En fait, la Caisse des Consignations (CDC), établissement public créé en 2011 par Jalloul Ayed du temps où il était ministre des Finances, jouerait le rôle de “sponsor” de référence selon le jargon des financiers, avec une participation qui s’élèverait à 30% du fonds Siyaha. Swicorp serait alors le “GP” (General Partner), soit le patron de l’opération avec une participation de pas plus de 10%.
Ainsi, un établissement financier public censé encourager l’investissement et l’emploi s’adonne à la spéculation financière dans le cadre d’une opération d’« assainissement » des banques publiques recommandée et pilotée par la Banque Mondiale, qui se retrouverait elle-même parmi les bénéficiaires dudit assainissement en tant qu’« investisseur » dans le fonds Siyaha. C’est le serpent qui se mord la queue.
Pour compléter le tableau, rappelons que Safia Hachicha, actuelle directrice générale de Siyaha Capital, avait quitté son poste chez Swicorp après la révolution pour rejoindre le cabinet du ministre des Finances Jalloul Ayed : « avec la bénédiction de Swicorp pour qui je travaillais depuis 2005 », affirmait-elle à Jeune Afrique. Une mission à laquelle elle a mis fin au bout de quelques mois pour retourner à la direction de Swicorp, mais qu’elle a eu le temps de mettre à profit pour « assouplir » les textes encadrant le capital-investissement, nous informe le même journal. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.
Nous avons sollicité Safia Hachicha pendant deux semaines et à trois reprises pour une entrevue, en vain. On ne saura pas si Siyaha Capital est ou non un fonds vautour. Mais on sait déjà qui sont les pigeons.
LM
* La dette d’une entreprise se subdivise en trois catégories : dette à court terme, dette “senior” (de 2 à 10 ans) et enfin dette “mezzanine” dont le remboursement est subordonné à celui de la dette senior. Elle est ainsi mieux rémunérée car supposée plus risquée que la dette senior.