Tourisme : Loi de finances, ou comment désespérer les patriotes
Il y a quelques semaines, le Président de la République faisait une déclaration solennelle devant le Ministre du Tourisme sur la nécessaire diversification du secteur, et exprimait son souci de voir les revenus du tourisme rester dans le pays et non entre les mains des tour-operators… Des propos qui nous donnaient l’espoir qu’enfin «les choses allaient changer». Qu’on allait enfin traiter le tourisme réceptif selon son mérite d’apporteur de devises. Qu’enfin on allait mettre de l’ordre dans la promotion de nos produits.
Mais depuis cette déclaration, rien, sinon une Loi de finances punitive «بوه على خوه».
En effet, la stratégie définie par le Président de la République comportait deux axes essentiels : promouvoir un tourisme digne, basé sur les nombreux atouts du pays insuffisamment exploités, et faire en sorte que l’argent du tourisme tunisien reste en Tunisie – ce que les économistes du Tourisme appellent «limiter les fuites».
Or le gouvernement et le Ministère des Finances ne semblent
pas entendre les choses de la même oreille que le Président lui-même.
En effet, l’ONTT est aux abonnés absents quand les agences
de voyages s’occupent en majorité de Omra et d’outgoing pour dépenser des
devises chèrement acquises tout en profitant du statut d’entreprise touristique.
La promotion de la thalassothérapie est toujours confiée au ministère de la Santé,
le tourisme des jeunes est entre les mains du Ministre des Sports. Ce même
Ministre des Sports qui se lamentait, à raison, il y a quelques mois, que
certains jeunes tunisiens ne connaissaient pas leur pays ou n’avaient jamais vu
une plage. Qu’a-t-il fait pour que cela change ? Rien. Même pas une seule
nouvelle auberge de jeunesse, des auberges dont le nombre n’a pas bougé depuis
des décades.
Pourtant j’avais modestement fait une proposition à l’administration du Tourisme pour la création d’un concept d’Auberge de Tourisme à «petit budget», s’adressant aussi bien au marché local qu’international, avec un cahier des charges spécifique et des mesures pour encourager les investisseurs nationaux et étrangers ; à l’instar de ce qui se passe dans certains pays européens qui se partagent un marché de 300 millions de touristes jeunes.
Cette mesure faisait partie d’un rapport pour sécuriser le
tourisme tunisien et le rendre moins dépendant de la conjoncture internationale,
avec comme mesure phare l’adoption des chèques vacances pour les ménages tunisiens
à revenus limités. Des chèques qui seraient pris en charge, notamment, par les
employeurs, et dont une partie des revenus irait au Tourisme social pour que le
plus grand nombre de Tunisiens puissent connaître leur pays et leurs hôtels, et
non pas seulement les voir à la télévision et accumuler les frustrations.
Et qu’est-ce qu’on a fait à la place ? Des discours démagogiques qui ne font qu’augmenter la frustration des Tunisiens. Un harcèlement moral des entreprises du tourisme, désignées comme responsables de cette même frustration. Pire, au harcèlement moral on ajoute un harcèlement fiscal indiscriminé selon le principe «si ce n’est toi, c’est donc ton frère» ; les bons payeront pour les mauvais.
N’est-il pas temps de réconcilier le Tunisien avec un secteur clef et d’avoir une politique fiscale conforme à nos objectifs touristiques, et en premier lieu, garder en Tunisie les revenus du tourisme ? Une telle politique viserait à favoriser les agences de voyages qui font du réceptif, c’est-à-dire qui font entrer des devises dans les caisses de l’Etat. Une telle politique ne désavantagerait pas les quelques hôteliers courageux qui se passent des enseignes étrangères et, par là-même, ne génèrent pas des transferts de devises à l’étranger pour «management fees», «rapatriement des bénéfices ou des salaires» et autres. Une politique fiscale qui responsabiliserait les propriétaires et les pousserait à prendre en charge la gestion de leurs unités plutôt que de la confier à une entreprise étrangère.
A ce propos, il faut rappeler que le seul hôtel à afficher
le meilleur label de qualité au monde (Leading Hotels of the World) est un
hôtel à enseigne et gestion tunisienne.
D’autres hôtels dans de nombreuses régions s’échinent à garder leur indépendance vis-à-vis des grands tour-operators et groupes multinationaux. Dans cette «guerre pour l’indépendance», l’administration fiscale et celle du Tourisme devraient être leurs premiers alliés. Une telle politique stopperait l’hémorragie de devises et les «fuites» d’argent dont est victime le tourisme. Des fuites qui se font le plus légalement du monde puisque l’hôtel, le réceptif et l’avion sont entre les mains d’entreprises étrangères, et puisque nous promouvons les voyages à l’étranger : nous organisons même des salons pour ça.
En appuyant nos entreprises, nous ne ferons que marcher dans
les pas de nos concurrents européens qui font tout pour que leurs candidats aux
voyages choisissent de rester chez eux ; et s’ils optent pour une
destination autre, l’argent qu’ils dépensent doit retourner au pays à travers
leurs tour-operators, leurs compagnies aériennes et leurs hôtels implantés un
peu partout.
C’est ainsi que l’Espagne, dans les années 90, voyant se développer le désir de ses citoyens de voyager à l’étranger a mis en place un programme de plusieurs milliards d’euros pour «l’internationalisation des entreprises du tourisme». Une aide qui s’est traduite par l’implantation, y compris en Tunisie, des Melia, Tryp et autres. Nous n’avons certainement pas les moyens d’une telle politique mais nous pouvons au moins nous abstenir d’accabler nos entreprises méritantes. Des entreprises presque toutes gérées par de vrais professionnels, dont certains ont hérité non seulement des hôtels mais aussi du patriotisme des pères fondateurs.
Cela fait presque deux ans que j’ai quitté le journalisme pour
me consacrer à la création d’un organisme de promotion de la Tunisie en tant
que destination pour le tourisme d’affaires et les congrès, le Tunisia
Convention Bureau. Un organisme que je réclamais à longueur d’articles. Il
fonctionne aujourd’hui grâce à l’apport financier des hôtels et agences
réceptives spécialisées. C’est ce même organisme qui vient d’organiser une
journée de promotion du Tourisme d’affaires en Tunisie (le Tunisia MICE Day) entièrement
financée par les
professionnels (100 000 dinars).
Par cette création, nos professionnels démontrent leur
capacité à se prendre en charge et à assurer la promotion du pays ; et surtout
leur capacité à réussir en moins de temps et avec beaucoup moins de moyens que
des programmes financés et portés à bout de bras par les bailleurs de fonds
étrangers.
Il y a
urgence car tous, et notamment les agences réceptives (DMC), ne
résisteront pas longtemps à l’appel des pays concurrents pour s’y installer.
Maroc, Dubaï… certains Tunisiens ont déjà franchi le pas. Comment résister
quand l’Autorité du tourisme de Dubaï vous envoie un chèque de 20 000$ à chaque
opération MICE réussie ?
Nous avons le tourisme que mérite notre stratégie et
celle-ci semble se limiter à des discours. Notre problème est que nous oublions
qu’une stratégie est avant tout une allocation de moyens, et des arbitrages
budgétaires au service d’une vision. Nous oublions qu’une stratégie s’applique
par et pour les entreprises, seules véritables actrices économiques du secteur,
seuls lieux de création de PIB et donc de croissance.
La cascade de taxes indiscriminées (il existe même une taxe de 2% sur le chiffre d’affaires TTC, donc une taxe sur la taxe, à laquelle on veut ajouter une autre taxe de 3% sur le chiffre d’affaires HT) prévues dans la nouvelle Loi de finances finira par décourager les plus patriotes parmi les entrepreneurs du tourisme. Si elle ne les pousse pas à s’expatrier, elle les poussera dans les bras de groupes étrangers pour devenir de simples rentiers puisqu’ils n’auront plus les moyens d’assurer ni l’entretien de leurs unités, ni la coûteuse promotion à l’étranger en dehors du diktat des conglomérats européens.
Si certains de nos décideurs semblent ne pas «aimer» les patrons tunisiens, on peut leur promettre qu’ils vont adorer les futurs propriétaires étrangers de notre secteur.
Lotfi Mansour
Consultant en Marketing Touristique
letourismemagazine.com est le blog de Lotfi Mansour